ANNEE HYSTERIQUE

La guerre du Vietnam, l’offensive du Têt, l’élection de Nixon, les révoltes étudiantes, « Hair » contre les bérets verts, Marcuse et la contre-culture, le printemps de Prague, les jeux olympiques de Mexico, la famine au Biafra , les colonels en Grèce, l’assassinat de Bobby Kennedy et de Martin Luther King, le « Pavillon des cancéreux » de Soljenitsyne, les « Black Panther » et « L’Oeuvre au noir » de Marguerite Yourcenar. Crise étudiante, crise de croissance, crise sociale, crise de civilisation, crise de nerf ?

1968, une année chargée, une année charnière. En France, il y avait de beaux Mirages qui se vendaient bien à l’export, des médailles à Grenoble et Dutronc réveillait Paris à 5 heures. Tintin « Vol 714 pour Sydney », Astérix « Le bouclier Arvernes », rien à redire. Martine et Barbarella jouaient à la petite maman et à la grande fille. Tarzan faisait des bras de fer avec le lieutenant Blueberry. C’était plus simple avant : 2 chaînes de télévision, « DS », « R16 » ou « 504 », camembert ou « Vache qui rit », « Elle » ou « Marie Claire », madeleines ou « Petits lu » … et des « Mistrals gagnants ».

Les « stars » étaient des stars, pas des « people » surtout connus pour leur notoriété. Jacky Kennedy se remariait derrière des lunettes de soleil grosses comme des hublots de caravelle. Markovic, le garde du corps d’Alain Delon était assassiné sur fond de scandale politico mondain. Mais Ringo et Sheila étaient dans Podium, pas à l’Elysée. Avec le temps, va, les carambars et les présidents rapetissent … « Sed fugit interea fugit irreparabile tempus »

Un air de déjà vu. Il y a 40 ans déjà, les barrières douanières tombaient en Europe (les 6 sont devenus 27), l’Afrique noire avait faim, le péril jaune, les bombardements américains, les lycéens dans la rue, des fusées à Kourou, l’unité belge en péril…

Aujourd’hui encore, le temps des fleurs, brodées sur les jeans, les lunettes de soleil des femmes redevenues immenses, les meubles sont mous, blancs ou oranges. Barack Obama reprend les rêves de Martin Luther King (espérons pour lui que l’histoire ne resservira pas exactement les mêmes plats) et Steve MacQueen, qui en 68 tourne 2 chefs d’oeuvre (« Bullit » et «L’affaire Thomas Crown »), est toujours le roi du cool. Les constructeurs automobiles en panne d’imagination relookent des icônes : « Mini », Cinquecento ou C2. On pédale dans la nostalgie. Attention, « L’action ne doit pas être une réaction mais une création (Slogan de Mai 68, Censier) !

2008- 1968 LES REGLEMENTS DE COMPTES

Lors de la campagne présidentielle de 2007, avec 12 mois d’avance, « Mai 68 » s’est invité dans l’actualité. Le pavé de la liquidation de l’héritage de « Mai » jeté par Nicolas Sarkozy dans la mare de la gauche a eu son effet. Mais comment rompre avec l’esprit de jouissance, et renouer avec les « Valeurs » dans une civilisation obsédée par l’hyper consommation ? La « patrie » c’est un peu trop connoté, la « famille » délicat à vendre en plein vaudeville matrimonial, restait le « travail ». Pourquoi pas.

12 mois plus tard on reste sur sa faim. La révolution du travail n’a pas eu lieu. Il est un peu tôt pour juger ? Peut-être, mais j’ai de sérieux doutes pour l’avenir. On allait voir ce qu’on allait voir, on voit : les caisses sont vides, on a chanté tout l’été, et la fourmi chinoise nous fait danser. Les retours de… flamme olympique, ce sont les risques du métier quand on promet tout et trop … « Un an ça suffit » ! « La jeunesse est un naufrage » ! Le retour aux valeurs et au bon sens est sensé passer par un certain nombre de réformes. Zoom sur le menu spécial Chancellerie :

  • La commission Guinchard travaille actuellement sur la modernisation de la justice et la « répartition des contentieux » (vaste programme…). Cela fait déjà grincer des dents. Selon Madame Dati « L’organisation de la justice est parfois peu lisible pour nos concitoyens ». Sur le fond l’argument se discute, mais quel jargon ! Le « datisme » est « une manière de parler ennuyeuse dans laquelle on entasse plusieurs synonymes pour exprimer la même chose » (définition du Littré)…
  • Une commission présidée par le pénaliste André Varinard phosphore sur une réforme de l’ordonnance du 2 février 1945 concernant l’enfance délinquante. La garde des sceaux appelle de ses voeux une véritable refondation de la justice pénale des mineurs. L’ordonnance "répond imparfaitement aux défis de la délinquance des mineurs" …/…"parce que la société de 1945 n’a rien à voir avec la société de 2008" …/… "l’autorité des parents s’est diluée". Selon la Chancellerie, les mineurs sont impliqués dans 18 % des crimes et délits et 23 % des viols, tandis que les violences volontaires les mettant en cause ont augmenté de 150 % en dix ans. Des chiffres guères rassurants qui font douter de l’efficacité des karchers.

Une polémique, avec comme toile de fond l’héritage plus ou moins fantasmé de Mai 68, est déjà programmée : Projet réactionnaire, gouvernement liberticide ou réforme pour tenter d’en finir avec la chienlit et les zones de non droit ? J’ai envie de dire, « les deux mon général ». Mais comment sortir de cette impasse malfamée ?

Je doute fort qu’une énième réforme de l’ordonnance de 1945 ne fasse durablement baisser la délinquance juvénile, et le débat sur le déclin de l’autorité, la perte des repères et la délinquance ne doit pas être cantonné à l’arène médiatico-électorale. Les effets d’annonce rassurent ou inquiètent le bon peuple, c’est selon, peu importe. Nous sommes au-delà du sempiternel combat de catch du couple infernal « prévention » / « répression ». Un 15ème plan Marshall des banlieues, le recrutement de 7 millions de travailleurs sociaux, la création de 10 Masters de « Rap » à l’université de Vincennes et la distribution gratuite du « Monde Diplomatique » ou des oeuvres complètes de Levinas à Loudéac, Aubervilliers ou Neuilly ne changeront pas grand chose à l’affaire.

Je crois que les vrais enjeux sont ailleurs. Ils sont « culturels » au sens à la fois large et strict du terme. En amont du « travail » et du respect des valeurs (traditionnelles ou modernes) , en amont de l’éthique et de la morale, il y a la capacité à comprendre, analyser, réfléchir et, partant, il y a le goût pour la pensée, l’étude et la lecture. Pas besoin de 2 quinquennats, 7 symposiums internationaux, ou 9000 chercheurs ou consultants pour faire ce constat simplissime. In fine ce qui manque à nos chères têtes blondes, rousses ou brunes, ce ne sont pas les gènes, l’envie ou les principes : c’est le temps et notamment « le temps de cerveau humain disponible » (après l’Ipod, la TV, le cable, les jeux vidéos, le web, le Wii et j’en oublie sûrement) .

1968- 2008 : LES SLOGANS LES ADAGES GUTENBERG ET LA WII

Flash-back : 1968 ne fut pas un grand cru législatif, ( la loi 68-5 sur « les incapables majeurs » … un texte de circonstance pour les étudiants !?). Si René Cassin, qui a consacré sa vie à la défense des droits de l’homme et fut à Londres un proche conseiller du général de Gaulle, reçoit le prix Nobel de la paix, la mode est plutôt à la dialectique chic et aux slogans chocs. Le plus célèbre, « Il est interdit d’interdire » est une variation sur un vieux paradoxe révolutionnaire. (« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté »). Contre les slogans, la société se défend ; elle a des juristes qui ont des adages.

« Soyez réalistes demandez l’impossible »/ « A l’impossible nul n’est tenu »

« Jouissez sans entraves, vivez sans temps mort »/ « Nul n’est censé ignorer la loi »

« Ne me libère pas, je m’en charge » / « Force n’est pas droit »

Mais les slogans n’ont pas été oubliés par tout le monde. Les politiques (« Après les usines et les facultés occupons l’opinion publique »), les publicitaires (« L’imagination prend le pouvoir ») et l’économie ont bien digéré la leçon. 40 ans plus tard ce sont les slogans qui vendent les présidents (« La force tranquille », « Imaginons la France de demain ») ou les chaussures de sport, (« Just do it », « Impossible is nothing » ). Rien ne se perd, surtout pas les rêves. 40 ans plus tard, nous sommes jusqu’au cou dans la « société du spectacle » de Debord, le « système des objets » de Baudrillard et « l’homme unidimensionnel » de Marcuse.

On se moque des gauchistes ou néo gauchistes, rois de l’idéologie transgénique (mais attention, ils ont généralement peu d’humour). Ils n’ont jamais réussi à élever 5 chèvres et se sont aveuglés sur la
sanglante révolution culturelle chinoise. Certains ont « trahi », achètent des « Rolex », et président des conseils d’administration. D’autres après avoir combattu toute leur vie le « plus froid des monstres froids » (l’Etat), se sont métamorphosés, 40 ans plus tard, en socio- démocrates, souvent honteux, ne jurant que par l’Etat et attendant tout de lui.

Mais il ne faut pas se tromper de cible/signe. Il me semble que la vraie question ce ne sont pas les soixante huitards, leurs rêves chimériques, leur générosité ou leurs aveuglements. Le problème ce n’est évidemment ni Foucault, ni Deleuze ni Derrida, qui ont été des penseurs de première envergure, souvent géniaux. Le problème, c’est le détournement et la dilapidation de l’héritage. Le problème c’est la descendance stérile et sermonneuse, le vide sidéral, et le trissotisme des héritiers. Qu’est devenue la pensée française ? Le trou noir, HAL, évaporée derrière les écrans. Mai 68 a-il châtré ses enfants ?

A l’échelle de la nation, les générations d’après 68, les enfants de « l’île aux enfants » et leurs propres enfants, se shootent devant des écrans plats et creux, en s’inventant sur la toile des vies imaginaires (« Second life ») ou des clans virtuels (« Facebook »). Les jeunes générations n’ont plus beaucoup de repères. La fin programmée de la « galaxie Gutenberg», annoncée par le canadien MacLuhan dès 1963 (« Le message c’est le médium ») n’est pas une bonne nouvelle. L’ordonnance du 2 février 1945, et la Garde des sceaux ne peuvent pas grand-chose contre cela. Parachuter Guy Moquet ou Jaurés dans le maquis de notre vidéocratie "tautiste" (néologisme de Lucien Sfez ; "tautologie" et "autisme") pour essayer de lui donner un sens, et transformer les chèvres de Mai 68 en bouc émissaire, participe, je crois, du leurre et du gadget.

Je crains que Madame Dati ne regarde trop la télévision. Peut être devrait- elle relire les discours qu’on lui prépare, et se plonger dans le « Discours de la méthode », sans oublier Horace. « Lavor Temporis Acti ».

Je développe un peu mon propos dans le « Marginalia » n° 10.