CJUE, C‑284/16, conclusions de l’Avocat Général Wathelet

Les traités bilatéraux d’investissement (ci-après « TBI ») définissent les conditions régissant les investissements entre deux États et contiennent des mécanismes de résolution des litiges, notamment des clauses d’arbitrage. À la suite de la chute du bloc communiste dans les 1990, l’Union européenne (ci-après « UE ») a encouragé ses États membres à conclure de tels traités avec les pays de l’Est de l’Europe avec pour objectif de faciliter leur développement en vue de leur future adhésion à l’UE.

Alors que les États de l’Est sont devenus des États membres à part entière de l’UE en 2004, 2007 et 2013, leurs TBI avec les anciens États membres sont restés en vigueur, amenant aujourd’hui à 196 le nombre de TBI entre des États membres de l’UE.

Depuis lors, la Commission européenne a changé de position et a formellement demandé aux États membres de mettre fin à ces TBI[1], estimant que les garanties supplémentaires offertes par de tels traités n’étaient plus « nécessaires puisque tous les États membres sont soumis aux mêmes règles au sein du marché unique, y compris en matière d’investissements transfrontières (en particulier, la liberté d’établissement et la libre circulation des capitaux) ».

Plusieurs États membres ont vu naître de nombreuses procédures arbitrales fondées sur des clauses d’arbitrage contenues dans ces TBI, dont certaines ont posé la question de la compatibilité de ces clauses avec le droit de l’UE, notamment les célèbres affaires Micula c/ Roumanie (CIRDI, ARB/05/20), Eastern Sugar c/ République Tchèque (SCC, n° 088/2004), AES c/ Hongrie (CIRDI, ARB/07/22), Electrabel c/ Hongrie (CIRDI, ARB/07/19) et Achmea c/ République slovaque (anciennement connue sous Eureko c/ République slovaque, CPA, n° 2008-13). Jusqu’alors les tribunaux arbitraux ont rejeté la plupart des arguments de la Commission européenne sur la suprématie du droit de l’UE et ont jugé que les TBI respectifs n’étaient pas incompatibles avec le droit de l’UE.

Si la position de la Commission européenne semble claire, la question de la validité des clauses d’arbitrage contenues dans ces TBI intra-européens n’avait alors jamais été posée à la CJUE. C’est dans le cadre de l’affaire Achmea c/ République slovaque[2], que la CJUE aura, pour la première fois, l’opportunité de se prononcer.

Dans cette affaire, le tribunal arbitral, constitué en vertu du TBI Pays-Bas/Tchécoslovaquie, par sa sentence finale du 7 décembre 2012, a partiellement condamné la République slovaque à payer des dommages et intérêts à Achmea à hauteur de 22,1 millions d’euros pour violation du droit à un traitement juste et équitable et du droit au libre transfert des paiements.

La République slovaque a alors introduit un recours en annulation devant l’Oberlandesgericht de Francfort-sur-le-Main en Allemagne, lieu du siège de l’arbitrage, lequel recours a été rejeté. L’État a donc formé un pourvoi contre cette décision devant Bundesgerichtshof (BGH), la Cour de justice fédérale allemande.

Le BGH a ensuite formé un renvoi préjudiciel afin que la CJUE s’exprime sur la compatibilité des TBI intra-européens avec le droit de l’UE et plus particulièrement les articles 18 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (ci-après « TFUE »), 267 du TFUE et 344 du TFUE.

Dans l’attente de l’arrêt de la CJUE, seront analysées ci-dessous les réponses fournies aux questions préjudicielles par l’Avocat Général Wathelet le 19 septembre 2017[3].

1. Est-ce que la clause d’arbitrage contenue dans un TBI est une discrimination fondée sur la nationalité au sens de l’article 18 du TFUE ?

Il convient de rappeler que l’article 18 du TFUE interdit les discriminations fondées sur la nationalité.

La République slovaque, la Commission européenne ainsi que plusieurs États membres soutiennent que les clauses de règlement des différends contenues dans des TBI sont discriminatoires en ce qu’elles accordent un traitement préférentiel aux investisseurs ressortissants des seuls État signataires du TBI, alors que les autres ressortissants d’autres États membres de l’UE ne peuvent en bénéficier.

Cependant, l’Avocat Général conclut à la conformité de la clause d’arbitrage contenue dans un TBI entre États membres au principe de non-discrimination fondée sur la nationalité, en utilisant par analogie l’exemple de la Convention du 19 octobre 1970 (ci-après la « CDI Pays-Bas/Belgique ») tendant à éviter les doubles impositions en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune et à régler certaines autres questions en matière fiscale entre la Belgique et les Pays-Bas.

Cet exemple a déjà été utilisé par la CJUE dans son arrêt du 5 juillet 2005[4], dans lequel il avait été jugé que la clause de « non-discrimination » de CDI Pays-Bas/Belgique, applicable aux seuls ressortissants belges et néerlandais, « ne saurait être analysée comme un avantage détachable du reste de la convention, mais en fait partie intégrante et contribue à son équilibre général ».

Ainsi, selon l’Avocat Général, la distinction émise par la Commission entre la CDI Pays-Bas/Belgique et le TBI Pays-Bas/Tchécoslovaquie quant aux matières fiscale et d’investissement ne semble pas convaincante puisqu’elles ont toutes les deux trait aux mêmes activités économiques. L’Avocat Général conclut donc à la conformité des clauses de règlement des différends contenues dans les TBI entre États membres et l’article 18 du TFUE.

2. Est-ce qu’un tribunal arbitral constitué en vertu d’une clause de règlement des différends d’un TBI entre États membres constitue une « juridiction », au sens de l’article 267 du TFUE, habilitée à interroger la CJUE à titre préjudiciel ?

En vertu de l’article 267 du TFUE, sont seules habilitées à interroger la CJUE de toute question préjudicielle les juridictions d’un État membre lorsqu’il s’agit de l’interprétation des traités.

L’Avocat Général rappelle certains éléments permettant d’apprécier le caractère de « juridiction » d’un organisme juridictionnel, à savoir entre autres l’origine légale de l’organisme, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, ou la nature contradictoire de la procédure. Selon la Commission européenne, la République slovaque ainsi que d’autres États membres, au regard de ces éléments, un tribunal arbitral ne pourrait être qualifié de « juridiction ».

L’Avocat Général répond que conformément à la jurisprudence de la CJUE, un tribunal arbitral, constitué en vertu d’un TBI, trouve son origine dans un traité international mais également dans les lois nationales de ratification du TBI en cause. Ces instruments confèrent une origine légale aux tribunaux arbitraux d’investissement, contrairement aux tribunaux arbitraux nés d’une clause compromissoire contenue dans un contrat.

Par ailleurs, la permanence du tribunal arbitral est caractérisée par l’institutionnalisation de l’arbitrage. Cette institutionnalisation est manifeste lorsqu’il y a un recours à une institution d’arbitrage mais également lorsque l’autorité de nomination des arbitres est donnée à une telle institution.

Par ailleurs, le caractère obligatoire du tribunal arbitral doit être considéré comme satisfait dès lors que la disposition contenant le recours à l’arbitrage dispose que la décision du tribunal arbitral sera obligatoire pour les parties au différend. Le caractère obligatoire d’une telle disposition n’est pas remise en cause par l’option offerte à l’investisseur de recourir soit à l’arbitrage soit à recours devant les juridictions de l’État.

Enfin, l’Avocat Général relève que les principes directeurs du procès sont garantis en arbitrage par la jurisprudence mais également par les règlements d’arbitrage, dont la CNUDCI, procédure à laquelle était soumise l’affaire en question. Ainsi, la nature contradictoire de la procédure devant les tribunaux arbitraux est garantie et un tribunal arbitral constitué en vertu de l’article 8 du TBI Pays-Bas/Tchécoslovaquie doit être qualifié de juridiction au sens de l’article 267 du TFUE capable de poser une question préjudicielle à la CJUE pour l’interprétation d’un traité.

3. Est-ce que l’article 344 du TFUE fait obstacle à l’application de dispositions des TBI intra-européens qui permettent le règlement par un tribunal arbitral des différends entre investisseurs et États ?

L’article 344 du TFUE prévoit que les différends portant sur l’interprétation ou l’application des traités européens doivent être réglés au titre des méthodes de règlement des différends prévues par les traités eux-mêmes.

L’Avocat Général distingue deux cas de figure.

Tout d’abord, si la CJUE reconnaît les tribunaux arbitraux comme des « juridictions des États membres », ceux-ci doivent appliquer le droit de l’UE sous peine de nullité pour contrariété à l’ordre public. Ainsi, la mauvaise application du droit de l’UE par les tribunaux arbitraux créés par les États membres aurait pour conséquence d’engager la responsabilité des États membres concernés mais également de constituer un manquement de ces États. Dans ce cas, l’article 344 du TFUE s’appliquerait aux différends définis par les dispositions des TBI.

Au contraire, si la CJUE ne reconnaît pas la qualité de juridiction aux tribunaux arbitraux, ces tribunaux ne sont pas pour autant contraires à l’autonomie du système juridique de l’UE. Les différends visés par ces TBI ne seraient donc pas visés par l’article 344 du TFUE.

Au regard des réponses apportées par l’Avocat Général, les clauses de règlement des différends contenues dans des TBI conclus entre États membres de l’UE seraient par conséquent compatibles avec le droit de l’UE et plus particulièrement les articles 18, 267 et 344 TFUE.

La position et l’argumentation de la CJUE seront donc particulièrement intéressantes et attendues.

À suivre…

Contact : antoine.adeline@squirepb.com

 


[1] Communiqué de presse de la Commission européenne, 18 juin 2015, accessible à http://europa.eu/rapid/press-release_IP-15-5198_fr.htm?locale=FR ; Communiqué de presse de la Commission européenne, 29 septembre 2016, point 6, accessible à http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-16-3125_fr.htm.
[2] Achmea c/ République slovaque (anciennement connue sous Eureko c/ République slovaque, CPA, n° 2008-13)
[3] CJUE, C‑284/16, Slowakische Republik c/Achmea BV
[4] CJUE, 5 juillet 2005, C-376/03, D. c / Inspecteur van de Belastingdienst/Particulieren/Ondernemingen buitenland te Heerlen