Dès son premier livre, Le serment des barbares[1], Boualem Sansal, né en 1959 en Algérie où il vit, frappe fort, dans une écriture torrentielle d’une grande richesse, qui balance entre abstraction allusive et métaphore énigmatique. Son obsession douloureuse : la dérive tous azimuts de son pays. C’est à Rouiba, dans la plaine de la Mitidja, non loin d’Alger, défiguré par des projets  industriels inconséquents. On n’y compte plus les victimes du terrorisme « une hérésie absurde et vicieuse qui sévit à grande échelle ». On y enterre ce jour-là un escroc de haut vol en même temps qu’un pauvre inconnu, tous deux victimes d’assassinat. L’enquête d’un vieil inspecteur sert de motif à la découverte des rouages politiques, économiques et religieux d’un système, d’abord « socialiste, mystérieux et cachottier » auquel succède un libéralisme qui ne fait qu’aggraver corruption, pouvoir mafieux et affairisme. Ce roman touffu dresse un constat cinglant, lucide et courageux, qui vaut à son auteur d’être censuré par les autorités.

Dans Le village de l’Allemand[2], outre une vision de l’existence, absurde, « la vie, cette folie douce », refusant le recours à un dieu, « cette chose aveugle et sourde », Sansal revient à la situation désastreuse de son pays, livré longtemps à la « terreur socialiste » avant que s’ouvre « une sale guerre au nom d’Allah », du fait des islamistes.
C’est précisément après l’assassinat par le GIA de ses deux parents restés au bled que l’aîné des frères Schiller, ayant acquis en France une belle situation, entreprend une enquête sur son père allemand, qui le mènera au coeur de l’horreur puisqu’il découvrira l’implication de ce dernier dans l’Holocauste, « le plus grand drame du monde ». On lit les journaux croisés des deux frères, car le cadet, lui,  resté longtemps un petit voyou de banlieue, accédera à son tour à la monstrueuse vérité, constatant que « l’islamisme et le nazisme c’est du pareil au même ». On pourrait craindre un parallèle trop démonstratif, une construction lourdement didactique. Or il n’en est rien car la vérité des personnages et des situations est convaincante et la révolte de l’auteur se partage aisément.

Rue Darwin[3] mêle dans un foisonnement intense les thèmes chers à Sansal. Dispersés sur quatre continents depuis « les années de plomb du socialisme et les années de fer et de sang de la guerre civile », cinq enfants se retrouvent à Paris, où l’aîné – le narrateur – a fait transporter depuis Alger leur mère mourante. Ne manque que le petit dernier, « voué au djihad et à la folie ». Ce bref retour au pays où il est né est l’occasion d’une plongée dans  son Histoire tragique, qui envahit le récit, en même temps que s’ouvre un questionnement sur les origines mystérieuses du héros, en fait l’auteur lui-même, puisque la part autobiographique est explicite.

La question religieuse, omniprésente dans les romans précédents, fait l’objet d’un traitement exclusif dans le dernier opus de l’auteur : 2084 La fin du monde[4] dont le titre indique ce qu’il doit à Georges Orwell. La suprématie du peuple le plus croyant s’est imposée en Abistan. Il y a la Vérité, une et éternelle. La foi commence dans la peur et se poursuit dans la soumission. Est-ce naïveté ou respect fidèle aux codes du genre, on peut trouver l’auteur  moyennement à l’aise dans cette fiction qui pourtant n’est qu’une amplification des phénomènes qui agitent notre monde. Certes l’invention verbale est plaisante mais l’imagination emporte un peu trop loin un récit qui devient vain.
Cette voix algérienne, forte et originale, est entendue largement, sauf dans son pays où on tente de l’étouffer mais où Boualem Sansal s’obstine à vivre et à écrire.  


[1] Gallimard 1999  396 p.+ Folio 2001  464 p. [2] Gallimard 2008  264 p.+ Folio 2009  304 p [3] Gallimard  2011 255 p.+ Folio 2013  304 p. [4] Gallimard  2015 288 p.