Sous la férule de François Michelin, la Manufacture Française des Pneumatiques Michelin est passée du statut d’entreprise manufacturière quasi-hexagonale à celui d’entreprise de stature mondiale, autrement dit une multinationale.Près de 50 ans à la tête de l’entreprise familiale éponyme, François Michelin s’est éteint à 89 ans. Le communiqué de la direction du groupe à la tête duquel il n’y a pas de Michelin momentanément : « Je tiens, au nom des employés du Groupe, à rendre un hommage particulier à cet homme d’exception unanimement respecté pour ses valeurs, ses convictions et sa vision », Jean-Dominique Senard, Président du groupe Michelin [1].

Né en 1926 à Clermont-Ferrand, François Michelin est entré dans l’entreprise familiale place des Carmes en 1951 à 25 ans, avant d’en être nommé cogérant en 1955, puis « Patron » en 1959 à 34 ans. Il restera à la tête du groupe pendant presque cinq décennies, durant lesquelles la Manufacture a grimpé tous les échelons pour devenir le leader mondial du pneumatique. On se souvient des premiers avions de chasse, les Breguet-Michelin, construits pendant la première guerre mondiale, des michelines (pneu-rail) des années 30, de Citroën dont Michelin a été propriétaire entre 1935 et 1974, soit jusqu’à sa cession au groupe Peugeot, des plantations d’hévéas en Indochine et au Brésil, de l’invention révolutionnaire du pneu radial, le fameux pneu X, du rachat en 1989 d’Uniroyal Goodrich, du déploiement en Asie et bien d’autres succès dont la liste exhaustive serait fastidieuse.

Celui que l’on a surnommé « le patron le plus discret de France » passera en 1999, à 73 ans, les rênes de la « Maison » à son fils Edouard, qui dirigea le groupe jusqu’en 2006 lorsque l’aventure familiale s’acheva brutalement avec une noyade en mer pendant une partie de pêche. Se succéderont alors à la gérance Michel Rollier, fils de François Rollier, un ancien notaire, cousin des Michelin, puis Jean-Dominique Senard, un homme choisi hors du sérail. Carlos Ghosn aurait pu être l’héritier, mais il a choisi Renault Nissan en 1996, convaincu qu’il ne serait jamais le Patron. L’histoire est irrationnelle et lui a donné tort, mais sans regret.

On retiendra en cette année 2015 où les entreprises industrielles françaises, soit mettent la clé sous le paillasson, soit changent de nationalité en s’expatriant, soit passent sous pavillon étrange (Club Med, Alcatel, Alstom, Peugeot, Lafarge, …) que Michelin est non seulement resté français, industriel, mais aussi provincial, bien qu’international [2]. L’utilisation du patronyme familial comme raison sociale et pour identifier le produit commercialisé est sinon unique en France, tout au moins rare [3].Tout n’a pas toujours été facile. Les anciens se souviendront qu’au début des années Mitterrand, la Manufacture a dû être transfusée, alors que ses banquiers l’avaient condamnée. C’est Laurent Fabius, alors à Bercy, qui, à force de persuasion et de ténacité, a su convaincre les banques (à quel prix ?) de soulager Michelin en lui accordant un moratoire.

Le Patron arrivait le matin Place des Carmes en 2CV et imperméable élimé. Rendu dans son bureau, il enfilait son tablier gris, le même que celui des instituteurs de la IIIème République et commençait sa journée en recevant les responsables de fabrication et de recherche. Ce croyant [4] avait une foi inébranlable en la recherche qu’il privilégiait toujours, même au temps des vaches maigres et du rutabaga, et en ses employés, les fameux « Bibs ».Ce qui a fait la typicité de Michelin au cours des 30 Glorieuses est une combinaison d’épices subtiles : (i) austérité auvergnate avec le sens de la rigueur et de l’économie partagée par les Bibs, (ii) la foi dans la recherche, l’innovation, le Produit et le travail bien fait, (iii) le culte du client et du secret [5], (iv) enfin une éthique chrétienne passée de mode dans les bureaux et salons parisiens, ce qui donne le sens de l’économie d’où les fastes, le luxe et les rémunérations excessives sont bannis [6].

Que ces principes et ces valeurs d’un autre temps, modernisés et adaptés à l’ère digitale, inspirent le patronat français, envouté par les énarques qui dirigent de Bercy, puis sont parachutés à la tête des grandes entreprises, et nos gouvernants qui, de gauche et de droite, ne peuvent s’empêcher de s’ingérer dans l’industrie (EDF, Areva, AF et les aéroports de Bordeaux et de Nice pour rester dans l’actualité). François Michelin gardait les politiques et technocrates parisiens à bonne distance et leur refusait la visite de ses usines pour ne pas être contaminé par la centralisation parisienne et la propagation du déclinisme ambiant.En 1998, François Michelin publiait chez Grasset « Et pourquoi pas », un dialogue avec Ivan Levaï et Yves Messarovitch. Le Patron parle de la « Maison » avec tendresse, de « l’Usine »[7], des « Bibs » et du « Produit », sans jamais oublier les « Clients » et les « Actionnaires ». « Savez-vous qu’il y a une Micheline qui roule encore à Madagascar ? » [8] « … aux yeux de certains hommes politiques, nous autres industriels avons l’impression d’être des ennemis… » [9].
Il marchait comme Monsieur Hulot à grandes enjambées déglinguées, avait les oreilles dégagées d’ET et une poignée de main des plus chaleureuses et vigoureuses. Un homme attachant qui savait écouter, même l’ouvrier qui travaillait en équipe de nuit, et s’intéressait aux autres sans distinction, ni hiérarchie. Il est resté auvergnat tout en apprivoisant la mondialisation.
Auteur : Christian Hausmann


[1] HEC, dont la carrière s’est successivement déroulé chez Total, Saint-Gobain et Pechiney. Son arrivée chez Michelin date de 2005 dont il est gérant commandité depuis 2011.
[2]Seule entreprise française de taille dont le siège est en province.
[3] Nous connaissons la famille Mulliez, internationale propriétaire d’Auchan, les Leclerc également dans la distribution, les Bouygues dont le patronyme est porté par l’entreprise de construction, l’Institut Pasteur, Servier, Fenwick…
[4]Membre d’Opus Dei
[5] « Michelin, un siècle de secrets » de Alain Jemain c/o Calman-Levy 1982
[6] Les rames de papier-brouillon distribuées aux collaborateurs étaient des cartes Michelin avec défaut dont le verso était réutilisé
[7] « L’Usine … évoque les machines, les produits et surtout les hommes et femmes qui sont à la fois le personnel, les clients et les actionnaires », p. 37. Les chefs d’entreprise devraient méditer sur cette définition.
[8] p. 61
[9] N’était-ce pas au Bourget en 2012 qu’un certain candidat exprimait sa défiance des financiers et du patronat, alors que les propos qui viennent d’être cités ont été tenus en 1987 vers la fin du premier mandat de François Mitterrand ?