(Cincinnatus, La Rochefoucauld, N’golo Kanté, Claude Nougaro)

(17 décembre 2018)

 1. La coupe est pleine

La fin de l’Histoire n’est pas pour demain. Donald continue de souffler le show et l’effroi ; le fanatisme et le terrorisme gangrènent nos démocraties ; l’Orient reste une poudrière ; les « populistes » (gilets jaunes ?) triomphent en Italie ; le couple Macron-Merkel, qui était censé faire redécoller une Europe comateuse, est en pleine déprime ; Carlos Gohsn a des soucis ; l’OMC vacille ; le drame du Brexit tourne à la farce, à moins que ce soit l’inverse. La stabilité, il faut la chercher en Russie, en Turquie, en Chine, en Corée du nord. Après l’année du chien, 2019 année du cochon…

S’agissant de la partie immergée de l’iceberg, la COP 24 n’intéresse plus personne, le tsunami de la mondialisation sauce Big Data, Blockchain, et Intelligence Artificielle (avec ou sans RGPD), poursuit sa conquête du monde. Blade Runner[1], c’est à Los Angeles en… 2019 (disparition de la faune, émigration vers d’autres planètes, pyramide de la Tyrell corporation, androïdes, « réplicants », manipulation d’ADN, trans-humanisme)… Nous y voilà; « More human than human, is our motto ». Heureusement, tout n’est pas noir. Chez nous, la bonne étoile, c’était le 15 juillet. En plein été, un magnifique cocorico bleu-blanc-rouge !!! 1 milliard de téléspectateurs, 4-2, Vae victis. Une finale de la Coupe du monde, cela ne se perd pas. Champions du monde !!! Après le titre européen des handballeuses, dimanche dernier, nous attendons le sacre mondial du onze tricolore féminin, le 7 juillet prochain, à Saint-Denis… Hélas, la trêve des footballeurs n’aura pas duré bien longtemps.

 2. « Dies irae, dies illa… » [2]

Les noces d’or de Mai 68 sont virilement célébrées par les gilets jaunes, depuis un mois. Sous les pavés, la rage. « Dies iræ, dies illa /Solvet sæclum in favílla /Teste David cum Sibýlla… » !

« – Hélicon: Il faut un jour pour faire un sénateur et dix ans pour faire un travailleur.

– Caligula: Mais j’ai bien peur qu’il en faille vingt pour faire un travailleur d’un sénateur » (Camus).

L’Elysée a décrété « L’état d’urgence économique et social ». Imprévisibles, En Marche (pour combien de temps ? jusqu’où ?), les gilets jaunes ont fait plier Jupiter. Échec au roi. Les casseurs en profitent, l’ambiance est anxiogène et malsaine. La parole est à la défiance vis-à-vis des politiques, élites, journalistes, fonctionnaires, bourgeois… Comment sortir de l’impasse et du dialogue de sourds; « Ils dinent du mensonge et soupent du scandale ! » (Chénier) /  « Qu’ils viennent me chercher »[3] (Emmanuel Macron). Les français parlent aux français… Les titis vont-ils manger Grosminet ?

Après sa blitzkrieg présidentielle, Jupiter Optimus Maximus[4] marchait sur l’eau. Le premier, il triomphait au centre, et ringardisait « l’ancien monde » avec une martingale d’enfer ; « Ni droite-ni gauche ». Dix-huit moi(s) plus tard, le retour du boomerang est violent. Les ailes (gauche et droite) se rabattent sur le centre et submergent les légions macroniennes médusées. Un grand classique de la stratégie depuis la bataille de Cannes[5].

La belle mécanique s’est déréglée, la baraka n’est pas éternelle. L’affaire Benalla, des maladresses, arrogances, naïvetés sont passées par là. Emmanuel Macron s’est pris pour Alexandre et les pieds dans le tapis du pouvoir, ses symboles et miroirs. ll a prêché par excès de confiance, ne s’est pas méfié du Sénat, des Ides de Mars. Manque de bouteille, toge mal taillée, trop de registres. Le « parler vrai », la sincérité, la « pensée complexe », c’est comme l’improvisation, cela se travaille. L’esprit de conquête ne suffit pas. Notre Président, manager, technocrate, a oublié Machiavel (« Gouverner, c’est faire croire »), Talleyrand (« N’expliquez jamais les raisons pour lesquelles vous prenez une décision ; la décision peut être bonne et les raisons mauvaises »), Cocteau (« Ces mystères qui nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur »). S’agissant du programme, Emmanuel Macron, « gallo-romain » ambitieux, voudrait transformer le pays en « Domaine des dieux ».[6] Le projet fait long feu. Canossa après l’Olympe ? Le retour dans le village des gaulois, peu subtils, « réfractaires au changement », est compliqué. A l’Elysée, les français veulent Cincinnatus plutôt que César, un « taulier travailleur », pas une diva, N’golo Kanté plutôt que Benzema. Le Président saura-t-il, peut-il changer de maillot ?

Soyons juste, les français sont difficiles à gouverner et la France quasiment impossible à réformer[7]. Le Président paie aussi l’addition de deux générations d’immobilisme, de démagogie, de lâchetés politiques, d’absence de réformes structurelles et d’aveuglements sur les maux bien connus qui minent le pays (le fardeau de la dette, le coût du travail, le chômage, la pression fiscale, la bureaucratie, l’insécurité culturelle, et un contrat social qui se délite). Le paradoxe, c’est aussi que la France est un des pays les moins inégalitaires et les plus redistributeurs au monde. Nous n’avons plus que l’impôt sur les os… (Audiard). Toujours plus[8] La Rochefoucauld est clinique sur nos bassesses ; « L’envie est plus irréconciliable que la haine ».

3. Chi si ferma è perduto…[9]
 « Nel mezzo del cammin di nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura / ché la diritta via era smarrita // « Étant à mi-chemin de notre vie / je me retrouvai par une forêt obscure / la voie droite ayant été gauchie » (Dante, « L’enfer », chant 1er). Forzza Emmanuel, « Molti nemici, molto onore » ! Le pouvoir c’est la solitude, la mélancolie, l’art d’encaisser les coups, de rebondir et de l’emporter au 2ème tour du 12ème round. Mais pour voir repousser sa queue, le lézard doit sauver sa tête. Le problème pour le Président, c’est un autre adage italien, « Chi si ferma è perduto ».

Le lest lâché est évalué à 15 milliards d’euros. « Too much, too late » ? A Bruxelles, Berlin, Paris, Brive-la-Gaillarde, tout le monde rie jaune. C’est Noël le 10 Décembre ; augmentation du Smic, défiscalisation des heures supplémentaires, annulation de certaines hausses de la CSG, sans oublier le boom de la construction, avec un tour de France « pour bâtir le socle de notre nouveau contrat pour la Nation » et de grands chantiers à venir : (1) Représentation démocratique newlook, (2) Énième réforme de la fiscalité (3), Idem concernant la décentralisation. Pour tout emballer (c’est pesé) : « Je veux aussi que nous mettions d’accord la nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde, que nous abordions la question de l’immigration. Il nous faut l’affronter » ! Tout est réglé comme du papier à musique. A la Comédie française,[10] début de l’acte II du quinquennat, après l’impasse de l’acte I (déjà en 1983, 1995, 2008, 2014.…). Sic transit. Les marges de manœuvres n’ont jamais été bien larges pour Marianne la cigale. « … Tu verras, tu verras, tout recommencera, tu verras, tu verras… ».

L’éthos, le pathos et le logos présidentiels me semblent plus problématiques que le programme. « (…) Il a pu m’arriver de vous donner le sentiment que [le malaise social] n’était pas mon souci, que j’avais d’autres priorités (…) Ces changements de fond qui demandent une réflexion profonde et partagée, imposent un débat sans précédent. Il devra se dérouler au niveau national dans nos institutions, chacun y aura sa part : gouvernement, assemblées, partenaires sociaux et associatifs ; vous y aurez votre part. Je veux en assurer moi-même la coordination, en recevoir les avis, prendre ainsi le pouls vivant de notre pays de la nation (…).[11] La Rochefoucauld, toujours, relevait que l’amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde. Le ramage, le plumage, les plumes du Phénix des hôtes de ces bois manquent de simplicité et de vista. Trop de « Je veux », pas assez de « Nous allons ». En politique comme en littérature, il ne faut jamais faire le beau.

N’est pas de Gaulle qui veut. Le grand oral de Sciences-Po, les digressions (sur les « raisons de la colère », les malaises de Marianne, l’indignation des plus fragiles), les farces et attrapes de communicants, les conseils de Nicolas Sarkozy, c’est bien, mais l’heure n’est plus (ou pas encore) aux promesses électorales, entrechats, et faux Mea culpa. La connivence, les passements de jambes rhétoriques fascinent les bobos et hypnotisent les journalistes, pas les gilets jaunes. Le peuple n’a rien contre les chefs, ni les orateurs, au contraire, mais il est devenu exigeant. Il ne supporte pas la tromperie sur la marchandise. Existe-t-il un atelier Tribun bienveillant à L’ENA ? Montherlant rappelle : « Gouvernants, méfiez-vous des mots. Ils soulèvent les montagnes quand ils sont des mots vivants ; ils les sapent quand ils sont des mots morts »[12]. Du côté des laborieux et des fragiles, Brecht ironise ; « J’apprends que le gouvernement estime que le peuple a ‘trahi la confiance du régime’ et ‘devra travailler dur pour regagner la confiance des autorités’. Dans ce cas, ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? ». Oscar Wilde n’est pas en reste ; « La démocratie c’est l’exploitation du peuple par le peuple »Élu par cette crapule[13], et inversement…

Emmanuel Macron, Abraracourcix junior 2.0 ? Pourquoi pas. Le village ne manque, ni de porteurs, ni de bardes. Le problème c’est le druide Panoramix et la potion magique. On ne construit pas un contrat social avec la méthode Coué, les invectives (« Salauds de riches ! » / « Salauds de pauvres ! ») ou des poteaux rentrants tous les 20 ans. L’Élysée aimerait « Faire de cette colère une chance » … Impossible n’est pas français ! Cela tombe bien.

4. 2019

Adieu : Charles Aznavour, Philippe Roth, Bernardo Bertolucci, Montserrat Caballé, Aretha Franklin, Stéphane Audran, Serge Dassault, Claude Lanzmann, Francis Lai, Henri Michel, France Gall, Jacques Higelin ; Sans oublier ; Nicolas le jardinier, Yvette Horner, Pierre Bellemare et Burt Reynolds.

Anniversaires et commémorations; Il y a 500 ans : Naissance de Bertrand d’Argentré (père de la nouvelle Coutume de Bretagne) ; disparition de Léonard de Vinci ; construction de Chambord ; tour du monde de Magellan. Il y a 100 ans : Révolte des gilets rouges spartakistes à Berlin, création de la Société des Nations, du Bauhaus, de L’Espérance Sportive De Tunis; ouverture de la librairie Shakespeare and Company par Sylvia Beach; les Goncourt couronnent A l’ombre des jeunes filles en fleur. 1969 fut un bon cru cinématographique : Easy Rider, Satyricon, Le clan des siciliens, Andreï Roublev, L’Armée des ombres, Les Damnés, Il était une fois dans l’Ouest, Le Chagrin et la pitié, On Her Majesty’s Secret Service.

A venir en 2019 : Le 29 mars à 23 heures, le Royaume-Uni quittera probablement l’Union Européenne. Le 1er janvier les États Unis et Israël se retireront de l’Unesco, mais la « construction de la paix dans l’esprit des hommes et des femmes » reste d’actualité. Ouverture de la Jeddah Tower (1001 mètres). En juillet à Lahti (Finlande), congrès mondial d’espéranto. L’ONU a décrété 2019, année internationale des langues autochtones et de la modération… Babel a pour racine hébraïque BLBL signifiant, confondre, bredouiller. Ce n’est pas le multi qui fait défaut, c’est le culturel !  En attendant les droits de l’âme, les phalanstères éoliens, les chevaux-lib, le frugalisme, le survivalisme pour tous, de nouvelles appli « Jacquou le Croquant », un grand Grenelle participatif des gilets jaunes, les RIC, les cahiers de doléances en ligne, et la démocratie démocratique, Sursum corda ! Bien français, Jules Renard, note dans son journal « Toujours heureux, jamais content ». O Que será? Tomorrow is another day…and we do give a damn!     

 « (…) Ah, tu verras tu verras / Tout recommencera, tu verras, tu verras / Je ferai plus le con, j’apprendrai ma leçon / Sur le bout de tes doigts, tu verras tu verras / Tu l’auras ta maison avec des tuiles bleues / Des croisées d’hortensias, des palmiers plein les cieux / Des hivers crépitants près du chat angora (…) »[14].

 

Squire Patton Boggs, le bureau de Paris et l’équipe éditoriale de La Revue, vous remercient de votre fidélité. Nous vous adressons nos meilleurs vœux de santé, bonheur et réussite pour la nouvelle année 2019 !

Bonne année, Happy new year, Frohes neues Jahr, Feliz ano,

Ευτυχισμένο το νέο έτος, سنة جديدة مباركة

 с новым годом, Feliç any nou, Godt nytt år, baxtli yangi yil, šťastný nový rok

2019 !

 

[1] Ridley Scott, 1982.

[2] Le ‘Dies Irae’ est un poème médiéval sous forme d’hymne liturgique ; « Jour de colère, que ce jour-là / Où le monde sera réduit en cendres / Selon les oracles de David et de la Sibylle » (…).

[3] Emmanuel Macron à la maison de l’Amérique latine, le 24 juillet, en pleine affaire Benalla ; « S’ils veulent un responsable, il est devant vous, qu’ils viennent le chercher ».

[4] https://larevue.squirepattonboggs.com/jupiter-optimus-maximus_a3156.html

[5] 2 août 216 av. J.-C. ; Hannibal anéantit les légions romaines des consuls Caius Varro et Lucius Paullus.

[6] Goscinny et Uderzo, Astérix « Le Domaine des dieux », 1971.

[7] Voir les rapports de la Cour des comptes depuis 30 ans, ou, récemment, Hubert Védrine, « La France au défi », 2014.

[8] François de Closets, 1982.

[9] « Celui qui s’arrête est perdu ».

[10] A l’affiche, toujours, les mêmes classiques ; Cash-Cash, La Main passe, Il y a longtemps que je t’aime, Fric-Frac, Le Dindon, Un fil à la patte, Interdit au public, J’y suis, j’y reste, Madame Sans Gêne, Les Affaires sont les affaires, L’École des cocottes, La Facture, Il est important d’être aimé, Histoire de rire, Folle Amanda, Hold-Up (…) »

[11] Allocution d’Emmanuel Macron du 10 décembre 2018, « Faire de cette colère une chance » (voir le site de l’Élysée).

[12] Montherlant, « (…) Rappelez-vous que, de même qu’il est préférable de ne pas donner un ordre, à en donner un dont l’exécution ne sera pas exigée, de même il est préférable de se taire, à lâcher des mots qu’on a privés de leur aiguillon ; je vais jusqu’à croire que le vice du verbiage est une des causes de notre décadence : on avait beau nous dire (comme aujourd’hui) les meilleures choses du monde, personne n’écoutait plus. Qu’on me pardonne un concetto : dans ce creux, la nation s’engouffre » (Le solstice de juin).

[13] Un palindrome.

[14] Tu verras ; adaptation française par Claude Nougaro de la chanson de Chico Buarque, O Que Será.