À la fin de l’année 2014, la garde des Sceaux consultait les Français sur un projet de décret dont l’objet est de légaliser une nomenclature des postes de préjudices résultant d’un dommage corporel.
La garde des Sceaux reconnaissait s’être « largement inspirée des réflexions menées en 2005 par le groupe de travail dirigé par Jean-Pierre Dintilhac [1] »[2] , nomenclature unanimement appliquée par les professionnels du droit pratiquant le préjudice corporel.

Les objectifs annoncés du gouvernement sont d’améliorer « les conditions d’indemnisation des victimes de dommages corporels »[3] et de « favoriser l’égalité des victimes ».

Voyons si le projet de décret répond à ces objectifs de soutien des victimes, de clarification du droit et d’égalité.

Une nomenclature avec des postes de préjudices clairs et identifiés ?

Les praticiens du préjudice corporel, avocats, juges, associations disposent d’un outil de travail clair faisant l’unanimité : la nomenclature Dintilhac.

Le projet de décret propose cependant de modifier la définition de certains postes de préjudices et d’en créer de nouveaux. Les remaniements opérés par le gouvernement pourraient apparaître mineurs. Les définitions proposées dans le nouveau texte sont cependant loin d’être aussi claires qu’annoncées.

Pour ne reprendre qu’un exemple, arrêtons-nous sur la définition du déficit fonctionnel permanent.
Ce poste est défini selon la nomenclature Dintilhac, comme cherchant à « indemniser un préjudice extra-patrimonial découlant d’une incapacité constatée médicalement qui établit que le dommage subi a une incidence sur les fonctions du corps humain de la victime. Il s’agit ici de réparer les incidences du dommage qui touchent […] non seulement les atteintes aux fonctions physiologiques de la victime, mais également la douleur permanente qu’elle ressent, la perte de la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence qu’elle rencontre au quotidien après sa consolidation ».

Le projet de décret limite cependant la définition du déficit fonctionnel permanent aux aspects physiologiques de ce poste. Pour indemniser le retentissement psychique, le projet de décret propose de créer un poste distinct, les souffrances endurées permanentes, et de modifier la définition du préjudice d’agrément qui ne se limiterait donc plus à l’indemnisation d’une activité de loisir comme le prévoit actuellement la nomenclature Dintilhac.

Or l’objet du déficit fonctionnel permanent n’est-il pas justement d’indemniser la perte d’autonomie dans toutes ses composantes ?

Le projet de décret, sous couvert d’une recherche de clarté, fragmente ainsi des postes de préjudice dont les définitions résultant de la nomenclature et de la jurisprudence sont aujourd’hui clairement établies.

Au surplus, les définitions proposées sont en totale opposition avec celles de la Cour de cassation qui indemnise de manière constante le préjudice moral soit dans le déficit fonctionnel permanent (après consolidation) soit dans le poste de préjudices temporaire des souffrances endurées [4].

On ne peut que s’interroger sur la pertinence d’une telle fragmentation, voire se demander si elle est souhaitable et même possible : l’objet du déficit fonctionnel permanent est d’indemniser les répercussions permanentes du handicap sur la victime que ce soit dans ses conséquences sur son corps (aspect physiologique) mais également sur son psychisme (souffrances morales), les deux étant intrinsèquement liées.

En tout état de cause, limiter le déficit fonctionnel permanent aux composantes physiologiques du handicap n’a pas de sens. Nous pensons notamment aux cas où le dommage a eu pour unique conséquence physiologique, une atteinte aux organes sexuels. Si, comme le prévoit le projet de décret, le déficit fonctionnel permanent devait se limiter à sa composante physiologique, ce poste indemniserait le même préjudice que le préjudice sexuel dans sa première composante.

Les propositions de définitions du projet de décret interrogent plus qu’elles n’apportent de solution notamment au regard de l’objectif de clarté annoncé.

Une nomenclature égalitaire ?

La nomenclature se veut également égalitaire.

Comment soutenir un tel objectif alors qu’elle prévoit dans le poste de préjudice permanent exceptionnel, les préjudices permanents exceptionnels « liés à la nature de la victime »  ou « aux circonstances ou à la nature de l’accident à l’origine du dommage (tel qu’un évènement exceptionnel comme un attentat terroriste, une catastrophe naturelle ou industrielle).

Outre qu’il serait intéressant de déterminer à quelle notion renvoie l’expression « nature de la victime », le libellé de la définition de ce poste de préjudice introduit au contraire un principe inégalitaire entre les victimes, variable selon leur « nature » ou selon les « circonstances ou la nature de l’accident à l’origine du dommage ».

S’il nous paraissait juste de ne pas limiter la liste des postes de préjudices de la nomenclature et de prévoir un poste de préjudice relatif à des préjudices exceptionnels – ce qui existe déjà dans la nomenclature Dintilhac – il nous semble, en revanche, extrêmement maladroit de la part du gouvernement de définir ce poste de préjudice en fonction de la nature de la victime ou de l’accident ; tout accident étant par nature exceptionnel…

Si l’objectif du gouvernement est de rappeler le caractère non exhaustif de la liste des postes identifiés dans la nomenclature, n’aurait-il pas été préférable, dans ce cas, de se contenter d’indiquer comme le fait la nomenclature Dintilhac qu’il convient d’intégrer dans ce poste les préjudices à caractère exceptionnel ne pouvant entrer dans aucune autre catégorie ?

 

En conclusion, une nomenclature favorable aux victimes ?

Au regard de ce qui précède, l’objectif du gouvernement de favoriser l’accès des victimes à une juste indemnisation de leur préjudice pourrait aboutir à un résultat tout autre.

Si le respect du principe de réparation intégrale des victimes de dommages corporels doit bien évidemment être respecté et défendu,  le projet de décret du gouvernement va bien au-delà du respect de ce principe en permettant, en raison de son manque de clarté dans ses définitions, l’indemnisation d’un même préjudice sous différents postes et donc à des doubles indemnisations.

Loin de clarifier et de définir les poste de préjudices, la nouvelle nomenclature proposée par le gouvernement pose plus de questions qu’elle n’en solde et de ce fait, introduirait une certaine insécurité juridique dans un système qui a le mérite de fonctionner.

Ainsi loin, de favoriser les victimes, un tel support ne ferait qu’augmenter les discussions et rendre plus difficiles les pourparlers et possibles accords transactionnels pouvant intervenir entre victimes, tiers payeurs et assureurs.

Envisager un tel texte alors que la politique gouvernementale est d’inciter les parties à un litige à parvenir à un accord amiable est incompréhensible, voire contradictoire avec ses objectifs.  
Contact : anne-sophie.allouis@squirepb.com  


[1] Jean-pierre Dintilhac était Président de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation lorsqu’il a rédigé son rapport [2] www.textes.justice.gouv.fr [3] www.textes.justice.gouv.fr [4] Cass. Civ.2e,16/09/10,  pourvoi n° 09.69433, Cass. Civ.2e, 11/09/2014, RG n°13-21.506Cass. Civ.2e, 5/02/2015, RG n°14-10.085