Le mois dernier, nous vous présentions un aperçu de la lente évolution qu’a suivi la réglementation des paris sportifs en France, depuis les premières lois du 16ème siècle, jusqu’à la mise en place de la prohibition en 1836, à laquelle les régimes du Pari Mutuel Urbain (« PMU ») d’une part et de la Française des jeux (« FDJ ») d’autre part dérogent depuis 1891 et 1936 respectivement (avec quelques petites réformes ultérieures intervenues par voie de décret). Or, depuis moins de dix ans, le secteur des jeux de hasard connaît une véritable révolution. Nous étudierons brièvement l’impact de l’avènement d’Internet sur cette industrie du jeu. Ensuite, nous passerons en revue le rapide changement de cap de ces dernières années et envisagerons quelques pistes que pourraient utiliser les représentants français dans leur défense du modèle français auprès de la Commission européenne.

En 2001, la FDJ et le PMU ont obtenu du gouvernement un agrément pour offrir leurs services sur Internet. La part d’Internet dans leur chiffre d’affaire est respectivement de 1 et de 4%, ce qui rend cette source de revenues marginale aujourd’hui. Toutefois, 16 des 26 jeux de la FDJ sont disponibles en ligne. Pourtant, les 10 millions pariés chaque année par les clients de la FDJ sont insignifiants comparés aux chiffres d’affaires de Bwin, Unibet, Victor Chandler, Paddy Powers et bien d’autres, sans oublier les cyber-casinos et notamment les sites de poker, même s’ils concernent un autre marché, partiellement en concurrence avec les paris sportifs. A l’échelle mondiale, le poker représente 22% des jeux d’argent par Internet. Les opérateurs français sont au fait des menaces commerciales que font peser sur eux ces opérateurs privés, basés à Malte, Gibraltar ou toute autre juridiction « pro-paris ». Plusieurs opérateurs européens bénéficiant de monopole ont adopté une stratégie d’expansion de leurs activités sur Internet, comme par exemple Svenska Spel en Suède et Holland Casino aux Pays Bas. En effet, ces opérateurs ont senti le vent tourner au début des années 2000 et ont vu leur cadre réglementaire subir les assauts de la politique anti-monopolistique de la Direction générale de la concurrence à Bruxelles.

Cependant, pour repoussant que soit le modèle français aux yeux des commentateurs d’inspiration libérale, et d’une partie des institutions communautaires, le PMU, crée en 1920 en dérogation à l’interdiction de la loi de 1891, et la FDJ, mise en place en 1933 en dérogation à l’interdiction de 1836, ont un argument de poids en leur faveur : ils ont grandement contribué à financer le sport en France. Alors que le PMU opère dans un environnement autarcique (celui des courses de chevaux) qu’il régule et auto-finance, la FDJ quant à elle redistribue une grande partie des ses revenues au Centre National de Développement du Sport (établissement public sous tutelle du Ministre chargé des Sports), qui participe au financement de nombreux clubs, petites fédérations, et quelques athlètes professionnels se préparant pour de grandes compétitions. Pour cette raison, il est souvent avancé, ce qui n’est pas faux, que les paris sportifs en France sont une source majeure de financement pour le sport en général (un peu comme la National Lottery qui finance différents sports au Royaume-Uni).

Le Livre Blanc (COM(2007) 391) publié par la Commission en juillet dernier encourage les gouvernements respectifs des Etats membres à proposer des types de réglementation pour les paris sportifs qui soutiennent le financement du sport en Europe.

Comme nous l’avons vu, le modèle français, enraciné dans l’histoire et la tradition, remonte au 19ème siècle. Pendant des dizaines d’années, les opérateurs publics ont contribué à financer le sport en France, ce qui amène les anti-libéraux à poser comme question : « pourquoi changer un système qui marche ? ». Il y a à peine dix ans, les institutions communautaires n’auraient jamais osé s’immiscer dans les dispositifs – plus ou moins restrictifs des libertés fondamentales – mis en place en France et ailleurs. Le Traité de Rome de 1957 a gravé dans le marbre les quatre libertés fondamentales du Marché Commun (de service, d’établissement, de circulation et de capitaux), néanmoins les instances communautaires n’ont jamais eu compétence pour légiférer sur le marché des paris.

En 2005, un long débat s’est tenu quant à l’opportunité d’exclure ou non cette industrie du champ d’application de la directive « Services », dite « Bolkestein » (n°2006/123) . A l’époque, le Rapporteur du Parlement Européen justifiait en ces termes l’amendement qui visait à l’exclure du texte de la Directive:

« Comme par définition les activités de jeux soulèvent des problèmes de préservation de l’ordre public de protection des consommateurs, elles sont donc exclues de la sphère de compétence des institutions communautaires et doivent rester un domaine dans lequel les Etats membres sont libres d’édicter les réglementations qu’ils estiment nécessaires. »

Comme le Traité CE ne contient aucune provision sur la mise en place de règles régissant le secteur des partis sportifs, et de plus en l’absence de droit dérivé régissant ce domaine, l’on pourrait légitimement se demander pourquoi les Etats membres ne seraient-ils pas libres de maintenir en place le régime de leur choix ?

En effet, dans sa précédente jurisprudence (Aff. C-275/92), la CJCE elle-même concluait en 1994 que les mesures restrictives en place à l’époque (interdiction d’importer des tickets de loterie et des documents publicitaires y afférant) étaient justifiées, sur le fondement de ce que les mesures restrictives étaient proportionnelles au but poursuivi: la protection de l’intérêt public (des consommateurs vulnérables). Dans l’affaire Läärä (C-124/97), cette position a été confirmée et concernait de nouveau le cadre règlementaire de la Finlande, où un monopole sur les machines à sous était accordé à Raha-automaattiyhdistys (« RAY »). De plus, dans l’affaire Bosman (C-415/93), la Cour a jugé dans le même sens à propos d’un régime de transfert de joueurs, puisqu’elle a considéré que ce régime en principe était justifié, sur la base de considérations d’ordre public (même si en l’espèce les règles de la FIFA n’étaient pas proportionnelles, puisque l’objectif pouvait être atteint par d’autres moyens moins restrictifs).

Néanmoins, ce n’était qu’une question de temps avant que les institutions communautaires ne s’engouffrent dans la brèche ouverte en 1974 (C-36/74), lorsque pour la première fois la CJCE a qualifié le sport « d’activité économique » (article 2 du Traité CE), ce qui le fit renter dans le champ d’application des principes du Traité CE. Depuis lors, la Cour de Luxembourg a effectué des percées dans les règles juridiques régissant le marché des paris sportifs, le point culminant de cette incursion par paliers étant le test Gambelli/Placanica (Placanica : affaires jointes C-338/04, C-359/04, C-360/04, Gambelli : C243/01), aux termes duquel la Cour exige d’une politique qu’elle soit cohérente et systématique.

La position de la CJCE ne fut pas suivi par la Cour de l’AELE dans deux décisions rendues en 2007 (E-1/06 et E-3/06), malgré une identité de fondement juridique. La Cour de l’AELE dans son raisonnement se fonde sur la jurisprudence Gambelli de la CJCE. Dans son étude du régime norvégien, la Cour de l’AELE a interprété la jurisprudence de la CJCE (pre-Placanica) comme conduisant au test suivant:

« Le test de la nécessité consiste en une évaluation qui vérifie si l’option du monopole est nécessaire pour réduire les problèmes au niveau choisi, ou si cette réduction des problèmes peut être atteinte part d’autres mesures moins restrictives comme l’autorisation d’opérateurs privés sous un strict régime de licence. »

La Cour de l’AELE compare ainsi l’efficacité relative des mesures restrictives alternatives (l’efficacité étant mesuré à l’aune du niveau de protection que l’Etat met en place pour atteindre son but ). Elle parvient à la conclusion que le régime norvégien, qui instaure un « système exclusif de droit », est « plus à même d’être plus efficace pour atteindre les objectifs de la législation que par d’autres moyens ».

Cependant, cette adaptation du test, quelque peu surprenante, ne sera sans doute pas approuvée et reprise par la CJCE dans les décisions à venir. Dans l’affaire de la loi Evin (concernant l’interdiction de faire de la publicité pour l’alcool et le tabac), l’Avocat Général, M. Antonio Tizzano, affirmait que:
« ce qui devrait être vérifié n’est pas si les mesures envisagées sont plus efficaces, mais si les mesures concrètes adoptés par les Etats membres par leur seule discrétion sont adéquates pour atteindre le niveau de protection voulu par les Etats membres. »

Cette approche a conduit au test suivant:

« si la mesure restrictive de l’Etat membre convient pour atteindre l’objectif que s’est fixé l’Etat membre . »

L’Etat membre paraît donc entièrement libre de déterminer lui-même l’objectif qu’il souhaite atteindre. Ceci revient en quelque sorte à le laisser libre de déterminer des mesures restrictives qu’il considère opportun de mettre en place.

Cela-dit, est-il possible que la CJCE emboîte le pas à la Cour AELE, en se déplaçant de ce « test de convenance » vers un test qui mesure l’efficacité des systèmes restrictifs de manière comparative (en déterminant si un cadre moins restrictif est plus efficace) ?

Les monopoles dans le secteur des paris sportifs ont donc été depuis longtemps, et restent jusqu’à présent, justifiables en principe. Quoi qu’il arrive, il ne serait pas surprenant ou illogique que la Commission européenne fasse pression sur la France pour qu’elle ouvre de manière mesurée son marché. Les critiques de la Commission se basent en effet sur le fait que les deux opérateurs ne respectent pas les objectifs gouvernementaux de limiter ou de canaliser le jeu. Or, une libéralisation soudaine et massive du marché conduirait à une nette augmentation de l’offre de paris en ligne, ce qui conduirait à une augmentation du risque d’addiction, à des problèmes d’accès aux sites pour les mineurs, au possible blanchiment d’argent et à d’autres problèmes. Une telle approche de la part de la Commission serait donc contradictoire, et de ce fait peu probable.

Par ailleurs, alors qu’en fin d’année 2007 le ministre du Budget, M. Eric Woerth, claironnait à Bruxelles devant le Commissaire Charles Mc Greevy que l’horizon des réglementations des paris en France s’assombrissait, le ministre, en politicien habile, semblait changer de ton devant un auditoire français. En novembre dernier, au sujet de l’industrie des courses de chevaux devant la Commission des Finances du Sénat, M.Woerth se décrivait en effet comme un défenseur du « modèle français », insistant qu’il défendrait énergiquement les intérêts des 60.000 emplois de ce secteur. M. Woerth a aussi indiqué que les 8% des revenus redistribués par le PMU à l’industrie du cheval servira de repère lors des pourparlers avec Bruxelles, de sorte que le taux d’imposition dont tout opérateur français devra s’acquitter dans le nouveau régime se situera vraisemblablement autour de ce seuil.

Alors que le marché va certainement être libéralisé dans un future (très) proche, les négociations risquent de durer plus longtemps que prévu. Il est certain que le gouvernement français va utiliser tous les arguments possibles pour justifier l’existence de son régime restrictif: la décision de la Cour de l’AELE confirmant le régime monopolistique norvégien sur la base d’une plus grande efficacité de cette mesure pour réduire l’offre de jeu, les arguments relatifs aux considérations de santé publique et de blanchiment d’argent (source potentielle de financement du terrorisme), sans oublier le financement du sport, qui est un point mis en exergue par la Commission elle-même dans son Livre Blanc.