Il règne sur cette rue au charme désuet où des commerces finissants permettent à leurs vieux propriétaires de vivoter encore. Mais lui est le seigneur – le saigneur aussi – car il est boucher. Le verbe haut, le langage distingué, le charme ravageur, il les séduit toutes, même la très sage épouse d’un parfait crétin qui parle à sa perruche au fond de son improbable et crasseuse quincaillerie.

De fait, ils ont, tous et toutes, sous leur apparence coutumière, une existence secrète, nourrie de plaies anciennes, de désirs inavoués, de frustrations entretenues. Seules les âmes des enfants possèdent cette pureté qu’on leur prête généralement.

C’est que dans England’s Lane[1], Joseph Connolly ne respecte pas grand-chose et surtout qu’il n’est dupe de rien. Il mène sa danse macabre d’une plume caustique, avec une faconde débordante. On sent une intense jubilation dans l’invention délirante et l’évidente facilité d’écriture. Comment ne pas se laisser emballer par ce jeu de massacre. Ce n’est pas forcément réaliste vu l’outrance et pourtant plein de vérités plus ou moins bonnes à dire surtout dans cette Grande-Bretagne prête à se déclarer choquée d’une voix suraiguë.

La fête sacrée – et profane – de Noël est la cible de la hargne inspirée de notre auteur dans N’oublie pas mon petit soulier[2] et l’on peut dire qu’elle ne s’en relève pas !

C’est une parfaite famille tuyau de poêle que met en scène Drôle de bazar[3], dont les ébats se situent moitié dans un univers farfelu d’improbables décorateurs d’intérieur, moitié autour d’une petite entreprise que son patron a délaissée pour donner libre cours à sa lubricité, sa secrétaire qui est aussi une de ses proies se chargeant d’assurer la bonne marche de l’affaire. Affreux, sales et méchants, ils le sont presque tous, l’immaturité le disputant à la salacité. Les outrances verbales de Connoly achèvent de dynamiter ce monde de déjantés.

Seules de faibles touches, comme échappées à la vigilance de leur auteur, permettent au lecteur de retrouver la griffe acerbe dans Jack l’Epate et Mary pleine de grâce[4]. L’évocation de l’avant-guerre, de la guerre et de l’immédiate après-guerre à Londres est vue principalement à travers un couple de gens simples: lui, Jack the Lad (en V.O.) fait une irrésistible ascension dans les trafics les plus variés qui s’épanouissent dans ces périodes d’immenses bouleversements. Le chef suprême de cette organisation mafieuse sera tout, même anobli ! Elle, Bloody Mary, en fait plutôt Mary pleine de grâce, offre par pure générosité à des malheureuses ses talents de faiseuse d’anges.

Essayer Joseph Connolly, c’est l’adopter. Ses copieux ouvrages déploient la narration au fil d’une plume follement créative qui donne alternativement la parole aux nombreux protagonistes, glissant de l’un à l’autre avec une parfaite fluidité. Immanquablement tiennent leur place, dans l’ordre : l’alcoolisme, la vie conjugale et extra-conjugale, la course à l’argent ou au pouvoir, la duplicité et… l’amour, comme une rare rédemption dans un monde où les façades se lézardent.


[1] Flammarion 2013, 417 pages [2] Points 2002, 512 pages [3] Gallimard, 2002, 408 pages [4] Flammarion 2009, 543 pages