Paru en mai de cette année Le livre des secrets [1] date pourtant de 1986. C’est une prodigieuse saga, dans une tradition bien représentée parmi les romans anglo-saxons. Il raconte l’errance , à la fin du XIXème siècle, d’une communauté chassée d’Ecosse par l’éviction des petits fermiers et guidée par un illuminé à la force de conviction peu commune. De cette odyssée qui la mènera successivement en Nouvelle–Ecosse, Australie puis Nouvelle–Zélande, le lecteur ne partagera guère qu’une tempête en mer ainsi que la dureté d’un quotidien fait des conquêtes de terres d’abord ingrates. L’ouvrage est centré sur le destin de trois femmes appartenant à trois générations et principalement sur le portrait de Maria qui découvre, dans le journal de sa grand-mère Isabella, tout ce que sa propre rébellion (qui l’a conduite après bien des vicissitudes à une longue réclusion) doit à cette aïeule hardie. Il lui avait fallu une détermination inouïe pour affirmer son indépendance face à un groupe sectaire dans lequel un puritanisme outrancier ne parvient pas toujours à masquer l’hypocrisie de beaucoup. Ce même esprit de révolte oppose Maria à une mère rangée et soumise. Les figures d’hommes sont du coup un peu effacées quand  bien même ce sont eux qui dictent la loi. Dans cette fresque au souffle épique, les naissances, la maladie et la mort, le désir et la violence, le travail et la lutte sont âprement décrits, avec juste cette touche de lyrisme dans l’évocation des heures et des jours.

Rescapée [2] se déroule sur fond de coexistence plus ou moins pacifique entre Blancs et Maoris. C’est là encore une superbe figure féminine qui est au cœur de l’action. Betty échappe au carcan d’un mariage avec un homme beaucoup plus âgé, à l’ignorance à laquelle la condamnait sa condition, mais pas au scandale que provoquent sa liberté et la domination d’une classe privilégiée au sein d’une société ouvertement inégalitaire. En contrepoint un autre personnage féminin avec lequel l’héroïne noue une amitié répréhensible illustre frustration et résignation. Récit, journal, lettres, autant d’expressions différentes dans cette œuvre polyphonique riche de sève et de sang.

Gare au feu [3], titre de la dernière nouvelle du livre, est un recueil de textes de longueurs différentes, dans lesquels l’inspiration de l’auteure, évidemment féminine mais moins évidemment féministe, est plus contemporaine. La mise en garde qu’elle exprime fait certes songer à un personnage qui exerce la profession de guetteur d’incendies de forêt et aux tourbières de ce pays qui brûlent d’un feu presque inextinguible. Elle peut se lire aussi comme une métaphore pas forcément originale des passions qui dévorent le cœur des humains. Non point que Fiona Kidman invite à s’en garder. Tout au plus imagine-t-elle, avec une cruelle lucidité les conséquences qu’elles occasionnent. La fuite et les atteintes du temps, l’usure du couple et les désillusions, l’infidélité, l’avortement, les secrets de famille et le mensonge sont autant de  thèmes qu’elle traite avec rapidité dans de vrais romans brefs, à l’exception d’une deuxième partie au milieu de l’ouvrage dans laquelle trois récits se complètent pour former une matière plus ample et plus fouillée.

Ancrée dans la terre et les réalités d’une région lointaine, d’une facture classique qui n’efface pas la personnalité de l’auteur et offrant des émotions qui tendent à l’universalité, l’œuvre de Fiona Kidman mérite d’être découverte et l’on attendrait qu’elle soit offerte encore plus généreusement au lecteur francophone.  


[1] Sabine Wespieser 2014, 470 p. [2] Sabine Wespieser 2006, 505 p. + Points 2008, 441 p. [3] Sabine Wespieser 2012, 394 p.