CA Paris 19 octobre 2016, n° RG 14/07956

Tout réseau de distribution sélective déroge par essence à la libre-concurrence défendue par notre droit européen puisque la sélection des revendeurs, opérée par la tête de réseau, limite inéluctablement le nombre des happy few autorisés à revendre les produits sélectionnés.

Cependant, si ces réseaux sont autorisés c’est qu’ils se justifient au regard de la qualité ou de la technicité des produits (médicaments, produits high-tech ou de luxe…) qui exigent par exemple des vendeurs spécialisés et formés ou des locaux adaptés à leur spécificité.

Qui dit régime dérogatoire dit application stricte des critères de sélection des revendeurs, définis dans le règlement européen 330/2010.

Ces critères, en plus d’être justifiés par la nature du produit et proportionnés au but recherché, doivent également être objectifs et de caractère qualitatif, fixés de manière uniforme et appliqués de façon non discriminatoire entre les potentiels futurs distributeurs agréés.

Or, il arrive que des revendeurs insatisfaits tentent régulièrement d’établir devant les tribunaux qu’un des critères de sélection du réseau dont l’entrée leur a été refusée, viole le règlement 330/2010.

Le contrôle sourcilleux réalisé jusqu’alors par les juges semble s’assouplir au profit de la tête de réseau, suite à plusieurs arrêts dont le dernier en date a été rendu par la Cour d’appel de Paris le 19 octobre 2016 (n° RG 14/07956).

Dans cet arrêt, les faits sont assez simples : la société Elysées Shopping qui exploite une boutique d’horlogerie de luxe a souhaité intégrer le réseau de distribution sélective de la société Rolex. Quelques jours après sa demande écrite, Elysées Shopping a essuyé un refus d’agrément non motivé de la part de Rolex. En outre, Elysées Shopping apprend que deux autres candidats avaient été agréés durant cette même période.

Par un jugement en date du 12 mars 2014, le Tribunal de commerce de Paris a débouté Elysées Shopping de toutes ses demandes fondées à titre principal sur la violation alléguée de l’article 101§1 du TFUE (pratique anti-concurrentielle) et subsidiairement sur l’abus de droit que constituerait une discrimination abusive. La Cour d’appel de Paris a confirmé dans l’arrêt commenté le jugement du Tribunal de commerce.

L’arrêt commenté confirme d’une part que la charge de la preuve d’une faute incombe au distributeur exclu ; d’autre part, la discrimination, si elle est démontrée, n’est pas condamnable en tant que telle depuis la loi LME, obligeant ainsi le distributeur à démontrer en outre un abus ou une pratique anti-concurrentielle.

La Cour considère en l’espèce que le refus d’agrément ne constitue pas un abus de droit (1) et que la discrimination et a fortiori la pratique illicite liée ne sont pas démontrées (2)

1. Le refus d’agréer un revendeur est parfaitement licite

En premier lieu, la Cour d’appel de Paris entend rappeler dans cet arrêt que la tête de réseau est libre d’organiser son réseau : « le principe fondamental de liberté contractuelle autorise tout opérateur économique à organiser son réseau de distribution comme il l’entend sous la seule réserve de ne commettre aucune pratique anticoncurrentielle ».

Plus précisément, les juges soutiennent que la tête de réseau « est en droit de déterminer son orientation commerciale » et par là même de refuser ne serait-ce que l’examen de la candidature de potentiels revendeurs.

Élysées Shopping faisait valoir  que Rolex avait refusé son agrément sans donner d’explication, quand bien même elle remplissait les critères de sélection. Et ce, alors qu’au même moment deux autres candidats étaient agréés.
En conséquence, Élysées Shopping soutenait que ce refus d’agrément constituait une entente illicite et à titre subsidiaire, qu’il constituait un abus de droit.

L’argumentation du candidat malheureux portait plus précisément sur l’application discriminatoire que Rolex avait faite des critères de sélection, en violation du règlement 330-2010.

La Cour d’appel rappelle non seulement le droit pour Rolex de choisir librement les revendeurs de ses produits d’horlogerie de luxe, mais également le fait que cette liberté implique qu’il n’est pas besoin de justifier les raisons d’un tel refus.

Il apparaît donc que l’abus de droit appliqué à un comportement discriminatoire est compris de façon très restrictive par la Cour d’appel de Paris, qui refuse cette qualification dans le cadre d’un refus d’agrément non justifié par la tête de réseau.

2… même si très probablement discriminatoire

En second lieu, cet arrêt est l’occasion de rappeler que la discrimination, qui se définit par un traitement différencié de deux personnes dans une situation identique, n’est pas condamnable en soi  dans le cadre commercial, depuis la loi LME de 2008.

Refuser d’engager ou de poursuivre une relation commerciale ne sera sanctionnée que si une pratique commerciale abusive, une entente illicite, un abus de position dominante ou un acte de concurrence déloyale est démontré.

Dans l’arrêt commenté, la société Élysées Shopping s’est ainsi plainte d’une discrimination à son encontre, puisqu’elle n’avait pas été choisie pour intégrer le réseau Rolex alors même qu’elle remplissait les critères de sélection.

En réponse, la Cour d’appel de Paris a rappelé à juste titre que « la discrimination ne constitue donc plus, en soi, une faute civile » depuis la loi du 4 août 2008 et ne peut être sanctionnée que si est rapportée la preuve d’une faute distincte de ce refus d’agrément (entente illicite, abus de position dominante ou abus de droit).

En l’espèce, la société Élysées Shopping qui avait la charge de la preuve n’a pas convaincu la Cour dans sa démonstration de l’application de critères discriminatoires et de l’existence d’une faute distincte de la discrimination.

On peut légitimement s’interroger sur le fait que la Cour n’ait pas retenu la discrimination dans la mesure où la société Élysées Shopping, qui semblait remplir les critères pour entrer dans le réseau, s’est vu refuser l’entrée du réseau, contrairement à deux autres candidats.

Par comparaison, dans un arrêt du 30 septembre 2015 le revendeur malheureux qui avait été radié du réseau de distribution de Rolex, alors qu’il continuait de remplir l’ensemble des critères de sélection, avait également argué du caractère discriminatoire de la décision de Rolex.

La Cour d’appel de Paris avait similairement rejeté le moyen en s’appuyant sur le fait que la résiliation avec préavis d’un contrat de distribution sélective n’était pas discriminatoire en soi et contribuait à protéger les parties d’engagements perpétuels. Toute tête de réseau peut donc rompre le contrat de distribution avec un de ses revendeurs agréés, sans être sanctionnée.

La Cour d’appel de Paris continue donc à faire peser sur le distributeur exclu une lourde charge : démontrer la discrimination – sans pour autant que la tête de réseau ait à justifier son refus – et l’abus de droit ou la pratique anti-concurrentielle associée.