Pour l’avoir connu lors de mon stage à l’Audiencia Nacional de Madrid il y a quelques années, il est de mon devoir et privilège d’écrire quelques lignes sur les derniers événements judiciaires qui concernent le (déjà) ex-juge espagnol, Baltasar Garzón. En effet, le Tribunal Supremo espagnol a condamné le « juge-star » à 11 ans d’interdiction d’exercice de la profession, ce qui revient à mettre fin à sa carrière judiciaire.

En lisant des éditoriaux et articles d’opinion dans la presse française et étrangère on a l’impression qu’on mélange plusieurs affaires, au point d’écrire, sans complexe, que le juge Garzón a été mis à l’écart de la magistrature à cause de sa persistance à poursuivre les crimes commis pendant la Guerre civile. Rien n’est plus éloigné de la vérité. Pour reprendre une phrase de la nouvelle maire de Madrid et épouse de l’ex-Président Aznar, « il ne faut pas mélanger les pommes avec les poires ». Certes, elle exprimait de manière plutôt malheureuse son opinion sur la légalisation du mariage homosexuel, mais cette image plutôt sympathique par son côté pathétique est bonne pour signifier clairement l’idée que M. Garzón avait été mis en examen dans trois affaires judiciaires concomitantes, mais indépendantes, et que sa récente condamnation n’a rien à voir avec le franquisme.

La carrière du juge Garzón a été marquée par des épisodes de tension et affrontement dans et hors de la magistrature. Il a toujours été enquêteur, toujours à la tête de son bureau d’instruction au sein de l’Audiencia Nacional et jamais membre d’un organe collégial. Ce laborieux travail individuel d’enquête dérive facilement vers un profil de « juge-star » et vers une collision frontale avec le monde judiciaire traditionnel qui apprécie la discrétion et adopte un profil bas.

Baltasar Garzon a fait l’objet d’éloges grâce à ses opinions et argumentations juridiques dans des affaires en relation avec la lutte contre le terrorisme de l’ETA. Le même juge qui a su innover pour trouver matière à interdire le parti politique Batasuna (bras politique d’ETA), et qui a osé poursuivre le dictateur chilien Augusto Pinochet en l’accusant de génocide, a essayé d’appliquer, sur d’autres terrains, cette conception « courageuse », comme il l’appelle, de la justice et du droit. Malheureusement, cette fois, le juge Garzón s’est précipité dans la débâcle.

Les problèmes de Garzón ont commencé bien avant sa condamnation en février dernier. Il faut remonter à 1993, quand un Parti socialiste érodé par les scandales politiques du GAL [1], FILESA [2], et Guerra [3] a fait appel à Baltasar Garzón pour être Secrétaire d’Etat [4], dans l’ombre de l’arbre du bien et du mal. Le juge, peut-être naïf, peut-être trop véhément, pensait qu’il pourrait « torear la serpiente » [5], mais il a commis une erreur de calcul, puisque à son poste au sein du Gouvernement, il ne jouissait pas des prérogatives judiciaires et, notamment, du pouvoir d’obliger ou de contraindre auxquelles il était habitué. Les uns ont dit qu’il est parti parce qu’il n’a pas été nommé ministre de la Justice [6], les autres qu’il est retourné à l’Audiencia Nacional parce qu’il ne pouvait pas supporter l’hypocrisie de la politique, mais, en tout état de cause, ce voyage aller-retour à la politique a marqué, et peut-être stigmatisé, sa carrière. En effet, cela a été mal vu par la magistrature qui, depuis, a modifié son régime d’incompatibilités pour entraver ce genre de périples de la part de juges avides de nouvelles aventures.
Lors du retour du juge Garzón à l’Audiencia, l’affaire GAL occupait les premières pages des journaux espagnols. Le Parti Populaire (PP, droite) a apprécié son travail d’enquête qui a contribué à l’inévitable fin de quatorze ans de socialisme (ou « felipisme ») en Espagne [7]. Vengeance ou justice lors de la persécution sans pitié des responsables politiques du GAL? Probablement justice. L’Espagne n’était plus un pays de « pandereta » [8] et gangsters, et Baltasar Garzón était, et est toujours, une personne intègre.

A l’affaire GAL ont succédé d’autres grandes affaires qui ont marqué l’actualité judiciaire espagnole et internationale. A la demande du juge Garzón, Augusto Pinochet a été arrêté à Londres mais finalement l’ex-dictateur n’a pas été extradé pour des « raisons humanitaires ». Reste pour la mémoire collective l’image d’un Augusto Pinochet « malade », se levant sans problèmes de son fauteuil roulant et marchant normalement juste après son atterrissage à Santiago du Chili. CQFD.
Baltasar Garzón est aussi à l’origine de la transformation du droit pénal en Espagne. Après les affaires « Nécora » et « Pitón », la législation en matière de trafic de drogues a été transformée pour devenir une référence mondiale en droit pénal des stupéfiants. Ainsi, il a instruit la cause « Troika », grande opération internationale contre le blanchiment d’argent de la mafia russe en Espagne.

Mais l’action pour laquelle le juge a été le plus célébré est la lutte contre le terrorisme de l’ETA. Grâce à une interprétation « imaginative » de la Loi des Partis [politiques], l’ETA a vu disparaître son représentant politique, qui servait à la fois de campagne publicitaire de « la cause basque » et de source de financement. Les réseaux de sociétés et associations destinées au financement de la bande armée ont été attaqués systématiquement et avec persévérance par le juge pour des délits économiques et fiscaux (et non pas exclusivement en relation avec le terrorisme) ce qui a constitué le début de la fin du terrorisme en Espagne. Cette persévérance lui a couté, au moins, quatre tentatives d’assassinat.

Mais l’impression qu’entre les mains du juge Baltasar Garzón les codes acquéraient des propriétés surnaturelles, qui avait déjà pétrifié le Parti socialiste dans les années 90, a failli « banderillear » [9] le PP avec l’affaire Gürtel. Cette affaire de corruption touche la plus haute sphère du parti au pouvoir et est au cœur de l’actualité. L’enquête mérite qu’on lui reconnaisse le courage d’avoir fait face à une affaire de dimensions pharaoniques avec de multiples ramifications dans les administrations régionales. Mais Baltasar Garzón est allé trop loin et personne ne comprend ses raisons (juridiques ou morales). Le juge a ordonné des écoutes téléphoniques entre les accusés de l’affaire Gürtel et leurs avocats, eux aussi soupçonnés d’avoir participé à la corruption. Ce n’était pas la première fois que les écoutes ordonnées par le juge étaient annulées [10], mais la violation du secret des communications entre client et avocat lui a valu l’ouverture d’un procès devant le Tribunal Supremo.

De manière concomitante, deux autres affaires, totalement indépendantes mais touchant la même personne, se sont ajoutées à la liste de procès constituant l’ « annus horribilis » de Baltasar Garzón. Accusé, le juge a été mis en examen pour avoir accepté le financement de conférences à New York par le BBVA, la deuxième banque espagnole, qui à l’époque faisait l’objet d’une de ses enquêtes.

Un peu plus complexe était l’affaire des victimes du franquisme. Le pseudo-syndicat d’extrême droite « Manos Limpias » a porté plainte contre lui pour prévarication lors de l’enquête sur les crimes de la Guerre Civile et du franquisme, à la demande des familles des victimes. En effet, la question était délicate d’un point de vue juridique puisqu’il fallait interpréter et combiner l’application de la Loi d’Amnistie de 1977 avec la Loi de Mémoire Historique de 2007. Le juge Baltasar Garzón a cru, en application de la deuxième loi, être compétent pour mener cette enquête. Visiblement le Tribunal Supremo était en désaccord avec cette interprétation, puisqu’il a ouvert une procédure de sanction.

C’est à partir de cette triade d’affaires litigieuses et polémiques que Baltasar Garzón a été diabolisé par la droite qui auparavant le proclamait « Cid Campeador » de la lutte contre l’ETA, à l’image de la gauche, qui après l’avoir aimé, puis craint, l’a maintenant, de nouveau élevé à la catégorie « quasi-sainte » de « treizième apôtre ». Les uns diront qu’il a été victime d’un fratricide motivé par la jalousie de ses collègues de la magistrature. Les autres diront qu’il est victime de manœuvres de l’extrême droite. Quelques uns diront qu’il est victime de sa propre véhémence et mégalomanie. Probablement personne n’a entièrement raison ou tort.

Je me souviens qu’un jour, à l’Audiencia, il m’a invité à prendre un café dans un bar voisin. Nous n’avions presque pas de place car nous étions six dans le petit bar: lui, moi et quatre garde du corps.

Baltasar Garzón a dédié sa vie au droit pénal, à la justice et à l’Espagne. Sa contribution à l’évolution du droit pénal espagnol et international ainsi qu’à la paix en Espagne est indéniable. Il a des amis et il a des ennemis. Il a connu des succès et il a commis des erreurs. Mais dans toute cette histoire, la seule chose certaine est que, dans l’affaire Gürtel, le Tribunal Supremo, la plus haute autorité judiciaire espagnole, a estimé avoir la preuve que le juge Baltasar Garzón a lésé des droits fondamentaux et qu’il a manqué aux devoirs de sa charge.

Le reste n’est que bavardage…

__________________________________________________________________________
[1] « Groupe Antiterroriste de Libération » : Bande terroriste secrètement financée avec des « fonds réservés » du Ministère de la Défense espagnol agissant sous le contrôle indirect du Ministre de la Défense (M. Barrionuevo) et du Secrétaire d’État (M. Vera), et qui avait pour but la lutte armée illégale contre les terroristes de l’ETA. Entre 1983 et 1987, 23 terroristes de l’ETA, dont Lasa et Zabala, ainsi que d’autres personnes confondues pour des terroristes, ont été torturés et assassinés par le GAL. Ce n’est que postérieurement que l’opinion publique a découvert qu’il s’agissait du terrorisme d’état. Les responsables matériels et politiques, dont l’ex-Ministre et l’ex-Secrétaire d’État, ont été postérieurement jugés et condamnés à cet égard.
[2] Affaire de financement illégal de la campagne électorale de 1989 du Parti Socialiste.
[3] Affaire de fraude fiscale touchant Juan Guerra, frère du vice-président Alfonso Guerra. Le scandale a été fortement médiatisé, même si M. Guerra n’a été condamné que pour des « fautes fiscales » mineures.
[4] Concrètement, directeur du « Plan national contre la drogue », avec rang de Secrétaire d’État.
[5] Expression espagnole reprenant une image de la tauromachie qui signifie « combattre un serpent ».
[6] Juan Alberto Belloch a été nommé Ministre de la Justice en 1993.
[7] 1982-1996, Gouvernements de Felipe Gonzalez, la période la plus longue dans l’histoire espagnole où un parti ou gouvernement de gauche s’est maintenu au pouvoir de manière ininterrompue.
[8] « La España de pandereta » est une expression négative pour décrire l’Espagne traditionnelle, folklorique, anachronique et peu rigoureuse.
[9] En tauromachie, le « banderillero » est la personne qui plante des « banderillas » (harpons de 80cm de long et colorés) sur le taureau avant la fin de la « corrida ». Au sens figuré, faire mal sur les points les plus sensibles.
[10] Les écoutes ordonnées par Baltasar Garzon dans l’affaire « Nécora » ont aussi été annulées pour violation des communications.