Les pratiques anticoncurrentielles, fautes délictuelles, causent un préjudice aux victimes (qu’il s’agisse de fournisseurs, de clients ou encore de concurrents), celles-ci peuvent agir en réparation par le biais d’actions en indemnisation (dites communément de « Private enforcement »).

Ce sujet fait la une de l’actualité du droit dans tous les États membres de l’Union européenne, notamment du fait de l’obligation qui pourrait peser sur les autorités nationales de concurrence de communiquer les preuves nécessaires aux victimes pour démontrer leur préjudice devant les juridictions de droit commun.

La question de l’accès aux preuves est en effet centrale dans une matière caractérisée par l’importance du respect du secret des affaires.
L’Avocat général Jääskinen a présenté en ce sens le 7 février dernier [1] ses Conclusions concernant le droit autrichien applicable en la matière et appelle à la prise en considération du principe de protection juridictionnelle effective. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est ainsi invitée à déclarer incompatible, avec le droit de l’Union européenne, une disposition légale qui subordonne l’accès par des tiers aux documents détenus par une juridiction à la condition que toutes les parties à la procédure donnent leur accord. Cette condition limiterait, selon lui, la disponibilité « des éléments de preuve essentiels » et nuirait de manière disproportionnée au droit d’accès à la justice.

En France, toute action qui violerait le secret des informations échangées au cours d’une procédure devant l’Autorité de la concurrence est pénalement sanctionnée en vertu des articles L. 463-6 du Code de commerce et 226-13 du Code pénal par un an d’emprisonnement et 15.000 euros d’amende. Toutefois, la sanction des pratiques anticoncurrentielles, ou encore l’adoption d’engagements, pourrait valoir reconnaissance d’une atteinte au droit de la concurrence et légitimer par conséquent les actions en réparation introduites par les victimes.
La question de l’accès aux documents échangés lors des procédures menées devant l’Autorité de la concurrence se pose donc au titre du principe du respect des droits de la défense (I). Le législateur est cependant venu limiter les documents que l’Autorité de la concurrence a la faculté de communiquer aux juridictions (II).

I. Évolution jurisprudentielle vers une primauté des droits de la défense sur le secret de l’instruction

Le droit français prohibe la communication, à toute personne, des documents élaborés ou détenus par l’Autorité de la concurrence dans le cadre de l’exercice de ses pouvoirs d’enquête, d’instruction et de décision.

La Cour de cassation a pourtant considéré dans un arrêt du 19 janvier 2010 [2], que cette protection ne devait pas prévaloir sur les droits de la défense et que « la divulgation, dans un procès civil, d’informations couvertes par le secret de l’instruction devant le Conseil de la concurrence » était justifiée lorsqu’elle permettait l’exercice des droits de la défense.

Par la suite, la CJUE a pour sa part mis en avant, dans le cadre d’une affaire basée sur la procédure de clémence [3], le fait que le droit de l’Union européenne ne s’oppose pas à ce qu’une personne obtienne, dans les conditions prévues par le droit national, l’accès à certains documents afin d’obtenir réparation d’un préjudice causé par une pratique anticoncurrentielle déjà sanctionnée.

Plus récemment encore, le tribunal de commerce de Paris [4] a accordé au demandeur à une action en réparation, sur le fondement de l’article 138 du Code de procédure civile, l’obtention de documents détenus par l’Autorité de la concurrence, alors même qu’aucune pratique anticoncurrentielle n’avait été constatée [5] (l’Autorité de la concurrence ayant uniquement imposé des engagements aux entreprises en cause).

L’évolution jurisprudentielle semble ainsi mener peu à peu vers une primauté des droits de la défense sur le nécessaire respect du secret de l’instruction ainsi que du secret des affaires, qui entoure toute procédure devant l’Autorité de la concurrence. Le législateur est donc venu limiter quelque peu les situations dans lesquelles l’Autorité de la concurrence est en droit de communiquer les documents requis par les parties à une instance de « private enforcement ».
 

II. Interdiction de la communication par l’Autorité de la concurrence des documents obtenus dans le cadre d’une procédure de clémence

L’article L. 462-3 du Code du commerce précise depuis le 20 novembre 2012 [6] les conditions qui entourent la faculté de transmission à toute juridiction, par l’Autorité de la concurrence, des éléments relatifs aux pratiques anticoncurrentielles en cause dans le cadre d’une procédure de « private enforcement ».

A noter tout d’abord que le législateur a conféré un grand pouvoir à l’Autorité de la concurrence en la matière dès lors que l’Autorité n’est pas tenue de déférer aux demandes des juridictions : elle « peut transmettre tout élément » et reste entièrement libre d’apprécier la pertinence de la demande de communication.

Deux limites à cette faculté sont définies, à savoir (i) l’exclusion de la transmission des pièces déjà à disposition d’une partie à l’instance ainsi que (ii) l’interdiction de la transmission de celles obtenues dans le cadre d’une procédure de clémence.

En effet, en ce qui concerne la transmission des pièces déjà à disposition d’une partie à l’instance, il appartient aux juridictions judiciaires de fixer la règle et la procédure applicable, ce qu’elles sont en train de faire à la faveur du débat qui oppose différentes chambres du Tribunal de commerce de Paris dans les affaires Ma liste de course, DKT, Orange Caraïbe contre Outremer Telecom ou encore Primagaz contre Shell et Butagaz.

En ce qui concerne la limitation apportée à la transmission de pièces communiquées dans le cadre d’une procédure de clémence, celle-ci trouve son origine dans le fait que cette procédure implique la dénonciation spontanée par une entreprise de son implication dans une pratique anticoncurrentielle ainsi que la fourniture d’éléments de preuve. Ladite entreprise peut, en contrepartie et sous certaines conditions, obtenir une exonération partielle ou totale de la sanction encourue pour la pratique concernée.

La limitation de l’accès par les juridictions aux documents obtenus dans le cadre de cette procédure souligne l’importance accordée par le droit français à cet outil de la politique de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles : l’Autorité de la concurrence souhaite en effet éviter de voir se tarir le flux de demandes de clémence, ce qui pourrait être le cas si les entreprises venant se dénoncer voyaient leurs risques au regard d’actions de « private enforcement » fortement augmentés par la transmission à terme du dossier de clémence aux plaignants. On voit cependant ici matérialisée une nette préférence pour la protection du programme de clémence au détriment de l’encouragement des actions de « private enforcement ». Rien n’est en revanche précisé sur le sort réservé aux entreprises engagées dans une procédure de non-contestation des griefs, ce qui pourrait nettement réduire l’attrait de cette procédure.
 


[1] Conclusions de l’Avocat général Niilo Jääskinen, 7 février 2013, Bundeswettwerbsbehörde c/ Donau Chemie AG, Aff. C-536/11.
[2]  Cass., com., Semavem, 19 janvier 2010, Bull. civ. IV, n° 8.
  [3] CJUE, 14 juin 2011, Pfleiderer AG c/ Bundeskartellamt, Aff. C-360/09.
  [4] TC Paris, 15ème ch., 24 août 2011, Ma liste de course, RG n° 2011014911, TC Paris, 15ème ch., 16 mars 2012, Ma liste de course, RG n° 2011014911 et Eco-emballages, RG n° 2011023307.
  [5] « Attendu que l’acceptation par l’Autorité de la concurrence d’engagements proposés par une entreprise répond aux préoccupations de concurrence que l’Autorité exprime dans une affaire, en ne qualifiant pas juridiquement les faits incriminés, mais non à l’objectif d’indemnisation des préjudices allégués par le demandeurs à la procédure et que la décision administrative de l’Autorité ne peut avoir pour effet de priver le demandeur des moyens de faire valoir ses droits dans le cadre d’un contentieux en indemnisation devant le tribunal ».
  [6] Loi relative à la régulation économique outre-mer et portant diverses dispositions relatives aux outre-mer, n° 2012-1270, 20 novembre 2012, article 5, JORF n°0271, 21 novembre 2012, page 18329, « L’Autorité de la concurrence peut transmettre tout élément qu’elle détient concernant les pratiques anticoncurrentielles concernées, à l’exclusion des pièces élaborées ou recueillies au titre du IV de l’article L. 464-2, à toute juridiction qui la consulte ou lui demande de produire des pièces qui ne sont pas déjà à la disposition d’une partie à l’instance. Elle peut le faire dans les mêmes limites lorsqu’elle produit des observations de sa propre initiative devant une juridiction ».