Cass. civ.1ère 17 mars 2016, n° 15-14072

Par un arrêt du 17 mars 2016, la 1ère chambre civile de la Cour de cassation s’est prononcée pour la première fois sur la possibilité d’accorder le bénéfice de la protection de la vie privée, telle que prévue à l’article 9 du Code civil, aux personnes morales.

La propriétaire d’un immeuble attenant à une boulangerie avait fait installer une caméra qui surveillait l’entrée de l’immeuble. Or, la caméra captait également la porte arrière du fournil de la boulangerie. Cette dernière a donc saisi le juge des référés d’une demande tendant à faire reconnaître l’atteinte à sa vie privée, obtenir la cessation du trouble par le retrait de la caméra, et l’octroi d’une provision sur l’indemnisation du préjudice subi. Les demandes ont été accueillies en appel, la Cour constatant une atteinte à la vie privée de la société, au visa de l’article 9[1] du Code civil.

La décision est infirmée par la Cour de cassation, qui pose en principe que l’atteinte à la vie privée, au sens de l’article 9 du Code civil, n’est pas applicable aux personnes morales.

On pourra s’étonner de cette prise de position, l’évolution jurisprudentielle de ces dernières années tendant plutôt à une reconnaissance élargie de la protection de certains pans de la vie privée des personnes morales.

L’évolution vers la protection, encore partielle, de la vie privée des personnes morales

De nombreuses décisions rendues par différentes juridictions, permettent de dresser une liste, non exhaustive, des droits protégés à ce jour :

  • le domicile : la Chambre criminelle a reconnu dès 1995 que le « domicile » d’une personne morale pouvait être violé, au sens de l’article 226-4 du code pénal ; article qui fait partie de la section « Atteintes à la vie privée ». Toujours à propos du domicile, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), dans l’affaire Sté Colas c/ France (16 avril 2002), avait affirmé que les personnes morales bénéficiaient de la même protection contre les ingérences dans leur domicile que les personnes physiques. L’arrêt visait l’article 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme, portant sur la protection « de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance » ;
  • la correspondance : la CEDH, toujours, a reconnu dans un arrêt du 28 juin 2007 qu’une association, ayant la personnalité morale, pouvait bénéficier également de la protection de l’article 8 portant sur le secret des correspondances ;
  • certaines informations contenues dans des documents administratifs : le Conseil d’Etat a étendu au bénéfice des personnes morales la protection de la vie privée en matière de communication de documents administratifs à des tiers (17 avril 2013) en estimant que  « la protection de la vie privée que l’article 6 de la loi du 17 juillet 1978 [bénéficie] à toutes personnes, tant physique que morale ».
  • Il faut également relever un arrêt du 10 mai 2001 de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, qui a expressément reconnu que « les personnes morales sont susceptibles de subir une atteinte à leur vie privée », au visa de l’article 9 du Code civil.

La limite tracée par la Cour de cassation

Sans revenir sur ces évolutions, la Haute Cour tend à poser des limites à l’anthropomorphisme. Dans un attendu limpide, la Cour de cassation précise que « si les personnes morales disposent, notamment, d’un droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation, seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d’une atteinte à la vie privée au sens de l’article 9 du code civil ».

La Cour refuse donc aux personnes morales le bénéfice d’une protection « large ».

À la différence des personnes physiques, les personnes morales ne voient donc leur vie privée protégée que lorsqu’un texte vise un attribut spécifique. Il est possible d’y voir une volonté de la Cour de cassation de ne pas ouvrir à ce stade la porte à des nombreuses questions qui se poseraient en cas d’assimilation totale entre personnes physiques et personnes morales : une personne morale peut-elle avoir une opinion religieuse ? Une orientation sexuelle ? Une affiliation politique ?

Notons qu’à ce sujet, les États-Unis ont depuis quelques années un débat de fonds sur la possibilité, pour une entreprise, de refuser ses services à certaines catégories de personne sur la base de convictions religieuses propres à l’entreprise.

Si les entreprises auraient pu se réjouir d’une décision opposée de la Cour de cassation, la protection de la vie privée étant parfois le seul rempart capable de mettre en échec certains moyens d’investigations dans des procédures répressives, tel le cas des opérations d’enquête, menées par l’autorité française de concurrence, susceptibles de constituer une ingérence disproportionnée dans son domicile par rapport aux objectifs de l’enquête (arrêt de la CEDH de 2002, précité).

La Cour de cassation ne semble pas prête pour l’instant à gravir la dernière marche vers une identité entre les droits des personnes physiques et des personnes morales, mais à l’occasion de cet arrêt, le premier qui lui permet de se prononcer sur la question, la Cour entérine l’évolution jurisprudentielle engagée, et ne semble pas totalement fermée à d’autres avancées dans le futur.
 


[1] Article 9 du Code civil : « Chacun a droit au respect de sa vie privée.
Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé. »