Aborder l’œuvre considérable – plus de 70 titres depuis 1964 – de Joyce Carol Oates, née dans l’État de New-York en 1938, par la lecture de son dernier roman « Petite sœur, mon amour » [1], c’est entrer d’emblée dans un roman parfaitement accompli. L’auteur montre une jubilation dans le travail d’écriture, jouant avec les codes et se jouant des difficultés avec une aisance souveraine. S’inspirant d’un fait divers réel : l’assassinat jamais élucidé d’une enfant-star, la romancière développe amplement les tenants et aboutissants du drame. Le narrateur de cette affaire complexe est le très jeune frère – faussement naïf – de la victime, cependant que l’auteur semble lire par-dessus son épaule et lui souffler des notes de bas de page, riches et variées : adresses au lecteur, voire à l’éditeur, commentaire sur le work in progress, considérations linguistiques, précisions historiques etc. La typographie elle-même fait l’objet d’une manipulation ludique.

Le petit garçon, « mon fils, mon ADN » a déçu les aspirations d’un père volontariste et macho, par ailleurs séducteur et carriériste. Il est même devenu, suite à un accident, un « avorton », masochiste consommé. Dès lors, sa sœur cadette, patineuse prodige, sera investie par la mère d’une mission proprement transcendante : « Dieu nous a choisis pour notre destinée ».

Défilent dans le livre les thèmes familiers de l’univers de Oates : l’imprégnation religieuse, le couple, la famille, l’éducation, la méritocratie, une mosaïque qui illustre, avec une discrète ironie, l’american way of life. Une critique plus cinglante égratigne « l’Enfer tabloïd », l’affairisme et le voyeurisme qui entourent l’ascension sociale d’une mère au moyen d’une enfant-vedette, façonnée par les médias populaires, plus odieusement cynique encore dès lors que cette dernière devient la victime d’un acte criminel autour duquel s’élèvent tous les soupçons.

Par comparaison, un précédent roman : « Les Chutes » [2], qui fut distingué en France par le Prix Fémina du roman étranger en 2005, présentait le même monde des classes moyennes, avec le même regard incisif et cruel, mais avec moins de souveraine distance, moins d’éblouissante liberté.

Si la distance effraie un lecteur plus pressé, il pourra découvrir notre auteur dans un court roman au titre évocateur « Délicieuses pourritures » [3], l’histoire plus conventionnelle de la séduction vénéneuse qu’exerce un professeur charismatique sur une jeune étudiante.

Tout aussi séduisantes sont les nouvelles de Joyce Carol Oates, comme celles du recueil intitulé sobrement « Les femelles » [4] ou celles de son tout dernier opus : « Folles nuits » [5] dans lequel elle fait, en les pastichant, des portraits admirables d’écrivains américains parmi lesquels ceux, particulièrement réussis, de Mark Twain, de Henry James ou d’Ernest Hemingway, palette de célébrités à laquelle on peut d’ores et déjà ajouter Joyce Carol Oates que l’on dit régulièrement « nobélisable ».

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[1] Philippe Rey éditeur 2010 666 p
[2] Philippe Rey 2005 504 p ou Points 2006 552 p
[3] Philippe Rey 2003 170 p ou J’ai Lu 2005 125 p
[4] Philippe Rey 2007 280 p ou Points 2010 231 p
[5] Philippe Rey 2011 234 p